Il pleut abondamment, la mousson bat son plein et les gouttes résonnent en s’écrasant sur la tôle ondulée qui sert de toit à ce salon de coiffure située en périphérie de Mumbai. A l’intérieur le temps vient d’être suspendu, les cheveux connaissent un répit, le balai des ciseaux est arrêté, tous les yeux, même ceux des passants qui rentraient chez eux à travers les averses, sont dirigés vers un poste de télévision dans lequel on peut apercevoir une petite forme dorée en train de se mouvoir au milieu d’une grande toile de fond sombre. Des instructions en anglais et en hindi se font entendre, elles parlent de vélocité, de lieu d’alunissage, de vitesse, de décélération. Nous sommes le 23 aout 2023, il est dix-huit heures et toutes les chaines de télévision indiennes diffusent le même flux : celui de la procédure d’alunissage de la sonde Chandrayaan 3, celle qui fait entrer l’Inde dans l’histoire de la conquête spatiale.
L’indépendance indienne, le 15 aout 1947, a été réalisée en suivant une croyance féroce dans le progrès. Pour J. Nehru, premier chef du gouvernement d’une Inde libérée de l’emprise coloniale britannique, « le temps est à sens unique » [1]. Il est par conséquent nécessaire que l’Inde se développe, progresse et participe à la marche de l’histoire pour qu’elle puisse rejoindre « l’esprit du temps » [2]. Ainsi, J. Nehru, symbole de son époque, croyait dans la conception du monde apportée par la modernité. Il existerait effectivement une direction à l’histoire et l’Inde devrait suivre cette direction pour essayer de gagner une place au sein des grandes puissances. Les indépendantistes indiens ne sont pas pour autant dupes, ils conçoivent que l’esprit du temps n’est pas fixé de manière universelle. Ce sont les grandes puissances occidentales, les anciens empires coloniaux, qui fixent la marche du progrès et donc la direction que l’histoire de l’humanité doit prendre.
Cette volonté de rejoindre une histoire fixée par d’autres traverse l’ensemble de l’histoire indienne. Les premiers pas de l’Inde indépendante se font en développant les industries lourdes pour rattraper le retard perçu avec les grandes puissances industrielles. La course à l’atome sera aussi organisée au moment où la dissuasion nucléaire devenait l’outil indispensable pour assurer la survie et la crédibilité de l’Etat. Les caractéristiques de la puissance ont donc été définies par d’autres et les gouvernements successifs de l’Inde indépendante ont eu à travailler dans un cadre déjà déterminé. Néanmoins, la croyance dans le progrès et dans la marche des civilisations n’a jamais empêché les leaders indiens de penser leur indépendance au sein d’une conception occidentale et moderne du monde. Initiateur de la conférence de Bandung en 1955 puis leader du mouvement des non-alignés le gouvernement indien a travaillé à trouver sa propre voie au sein d’une histoire du monde qu’il n’avait pas eu l’opportunité de rédiger.
Une croyance dans le progrès universel, donc, mais une croyance aussi dans une conception indienne du monde. Le programme spatial indien ne serait-il pas l’exemple parfait d’une telle alliance ? C’est l’idée qui est avancée par N. Modi, l’actuel premier ministre ultra-nationaliste indien, lorsqu’il déclare, quelques minutes après l’alunissage réussi de la sonde Chandrayaan 3, que la réussite du programme spatial indien est une victoire pour « l’Inde développée » mais qu’elle appartient aussi à « l’ensemble de l’humanité » [3]. Dès lors, qu’est-ce que nous apprend la réussite du programme spatial indien sur le concept de progrès ? Est-ce un indice de la fin de l’hégémonie occidentale sur la détermination d’un concept central de la pensée moderne ? Face aux crises globales, la crise climatique bien entendue mais aussi les crises économiques et sociales liées à une mauvaise répartition de la richesse, la conquête spatiale peut-elle toujoursêtre envisagée comme participant au progrès ? Ne serait-ce pas le moment de questionner le progrès grâce aux crises qui traversent l’humanité pour remettre en cause le piédestal sur lequel la modernité l’avait placé ?
De ce point de vue la réussite du programme spatial indien ne participe pas à une crise du progrès mais contribue à perpétuer la croyance dans celui-ci. C’est toujours la conception d’une science au service de l’avancement de l’humanité qui est mise en avant par le gouvernement indien. L’objectif est bien de continuer àécrire l’histoire de l’humanitéen suivant les pas de ceux passés avant (I). Néanmoins, la réussite du programme spatial indien affiche la volonté de construire une histoire de l’humanité qui prend davantage en compte ceux qui en ont été longtemps marginalisé. Ce n’est donc pas une crise du progrès mais la remise en cause grâce au progrès d’un histoire unique et occidentale (II).
I- Le progrès au service de l’histoire
L’alunissage de la sonde Chandrayaan 3 peut être analysée comme le résultat d’une poursuite entamée par le gouvernement indien depuis la décolonisation : celle du développement. L’Inde, coloniale ou post-coloniale, a toujours été représentée comme sous-développée, arriérée et en retard. La malnutrition, les maladies et la pauvreté seraient endémiques à ce territoire et participeraient à classifier l’Inde au sein des Etats sous-développées ou en développement. Ce constat, produit lors de la colonisation [4], était partagé par les leaders nationalistes indiens. Ils percevaient effectivement le retard qui les séparait des anciennes puissances coloniales. Les décisions prises par les premiers gouvernements indiens ont par conséquent été d’investir pour rattraper ce retard : industrie lourde et planification économique étaient les maîtres mots pour un gouvernement puissant qui conduisait son Etat sur le chemin du progrès. La science comme source de progrès était vénérée, elle devait ouvrir le champ des possibles pour l’Inde indépendante. Surtout, cette poursuite du progrès devait permettre à l’Inde de rentrer dans l’histoire de l’humanité à part entière. Né en 1962, le comité national indien pour la recherche spatiale, plus tard renommé organisation indienne pour la recherche spatiale (ou ISRO en version originale), est le fruit de la croyance du premier chef du gouvernement indien envers la science [5]. Soutenue par la science, la recherche spatiale marquera le futur de l’humanité. Vu que l’Inde veut appartenir à ce futur alors un programme spatial est nécessaire.
Pour autant, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle l’image de l’Inde n’était pas celle du progrès ou de la science, elle restait celle du retard et du sous-développement. Petit à petit, cependant, à partir du début du nouveau millénaire, avec l’ouverture à la mondialisation de son marché et ses réformes économiques libérales l’Inde a commencé sa mue. Au moment même où les Etats occidentaux connaissaient des crises économiques majeures l’Inde semblait progressivement devenir un acteur puissant sur la scène internationale. L’Inde devient alors le symbole d’une nation qui semble être parfaitement entrée dans le XXIe siècle. Les gouvernements indiens, portés par une croissance économique impossible en occident, sont devenue un interlocuteur de choix pour les puissances occidentales historiques. Alors même que ces dernières semblent minées par des crises économiques, sociales et institutionnelles le développement indien est loué et les investissements en Inde, dans les énergies renouvelables ou la défense, sont à la mode [6]. L’Inde ne connaîtrait donc pas la crise, en opposition à des sociétés occidentales dans laquelle cette notion semble avoir pris corps. Au sein de ce contexte propice le programme spatial indien participe à adouber la conception moderne du progrès etdu développement. C’est bien le progrès, dans une conception similaire à celle des Etats occidentaux dominants, qui a permis à l’Inde d’envoyer une sonde sur la lune.
Le concept de progrès ne semble pas alors connaître la crise. Il reste la boussole de l’histoire et détermine notre futur. Dès lors, même s’il ne questionne pas le progrès en tant que tel, le programme spatial indien nous donne les moyens de produire une critique quant à sa localisation. Ce dernier n’est plus le monopole de quelques grandes puissances et semble plus que jamais en train de propulser des conceptions du monde distincte de celles produites en Occident. Le progrès sert à produire l’histoire de l’humanité et le programme spatial indien prouve que plusieurs histoires peuvent être écrites.
II- Le progrès au service des histoires
L’alunissage de la sonde Chandrayaan 3 est une réussite technique primordiale pour les ingénieurs ayant participé à son élaboration. Elle est la preuve que l’Inde dispose des moyens techniques nécessaires à une telle entreprise. Les ingénieurs indiens peuvent se rassurer après l’échec de la sonde Chandrayaan 2 qui avait le même objectif mais qui n’a pu l’atteindre. Elle ouvre aussi le champ des possibles pour le futur. Suite à la réussite du projet d’alunissage le Premier ministre indien a déclaré que cette mission n’était qu’un début pour un programme spatial indien en plein développement. Chandrayaan 4 devrait ainsi être lancée en 2028 avec cette fois-ci pour mission de revenir depuis la lune avec des échantillons de roche. Enfin, depuis 2018 l’ISRO travaille à envoyer des hommes dans l’espace. Si cet objectif est achevée l’Inde deviendrait la quatrième nation à pouvoir mettre en place des vols spatiaux habités. Surtout, le programme indien s’appuie sur des technologies faibles en coûts et prouve au monde que la débauche des moyens n’est pas forcément nécessaire pour arriver aux buts recherchés. Toutefois, la réussite du programme spatial indien ne peut pas être seulement analysée comme une simple prouesse technique pour un Etat longtemps mis au ban de telles avancées. En effet, la mission Chandrayaan 3 est un progès scientifique à part entière : la sonde est le premier engin humain à se poser au pôle sud lunaire. Le programme spatial indien peut donc revendiquer une avancée scientifique majeure.
Cette avancée permet à l’Inde de parler au nom de l’humanité tout entière. De parler surtout un langage qui lui a pendant longtemps été refusé : celui du progrès ; celui qui fixe un cap à l’histoire de l’Homme. Pendant longtemps, la conquête spatiale semblait être l’apanage d’un petit nombre d’Etats élus à guider les autres. Le petit pas de Neil Amstrong était un bon de géant pour l’humanité car l’humanité tout entière aspirait à suivre un chemin tracé par les grandes puissances. Avec son programme spatial, l’Inde, et elle n’est pas la seule à avoir de l’ambition en la matière [7], interroge la localisation géographique du progrès et de la puissance. En effet, si le monde est rempli d’universels ceux-ci prennent toujours place au sein d’un contexte particulier et ne peuvent être dissociés de ces contextes. Ainsi, le concept de progrès a longtemps trouvé son expression dans la conception moderne du monde produite en occident [8]. L’expérience indienne amène alors à une rupture entre le concept de progrès et sa localisation : celui-ci n’est pas forcément occidental. Le programme spatial indien deviendrait alors le symbole d’un monde en train de se diversifier. Pour preuve, la déclaration de N. Modi suite à l’alunissage réussie de la sonde indienne, a été retransmise depuis Johannesburg alors qu’il participait à un sommet des BRICS, l’organisation internationale des puissances émergentes. Le concept de progrès est alors utilisé au profit d’une conception diversifiée de l’histoire. Celle-ci n’est plus seulement celle d’une minorité qui guide les autres, l’ensemble des nations peuvent participer à sa détermination et produire leur propre lecture de l’histoire moderne.
Néanmoins, ici encore le progrès n’est pas une notion vide de toute influence politique. Si la conception d’une histoire globale mue par les avancées des civilisations modernes servait à justifier la colonisation [9] le progrès est aujourd’hui instrumentalisé pour produire une vision du monde politiquement instrumentalisée. Ainsi, le projet nationaliste hindou porté par N. Modi trouve une résonance particulière au sein d’un discours sur l’espace portant sur la promotion d’une Inde nouvelle qui a réussi à trouver sa voie au sein d’une nouvelle histoire de l’humanité. La conception du progrès porté par N. Modi s’éloigne aussi des visions de celles des premiers gouvernements indiens. Pour J. Nehru, ou ceux qui ont pris sa suite, le progrès avait une fin en soit, il devait participer à une transformation économique et sociale de la société indienne. Le progrès économique participait ainsi à financer une transformation de l’Inde en une société sécularisée et protectrice des plus démunis. Pour N. Modi au contraire le progrès est détaché de considérations sociales ou intégratives. Il est mis au service d’une vision hindou de la société indienne dans laquelle l’Etat n’a pas à prendre en charge le sort des personnes marginalisées. Le programme spatial indien participe alors à légitimer une nouvelle conception de la société indienne qui affiche sa croyance dans la science et dans le progrès pour justifier un programme politique xénophobe et ségrégationniste.
Avec le programme spatial indien le concept de progrès n’est pas en crise. C’est toujours sur l’échelle du progrès que l’histoire est mesurée et, malgré les crises traversées par l’humanité, le progrès scientifique et économique permet toujours aux Etats d’être reconnus comme des véritables puissances. Néanmoins, la localisation géographique du progrès a changé. Il est ainsi utilisé par des puissances qualifiées d’émergentes pour prendre place au sein de l’histoire du monde. Plus que ça, le progrès sert encore et toujours à justifier des visions du monde et à légitimer des entreprises politiques. Alors que sonnait les coups de minuit, le 15 aout 1947, J. Nehru indiquait que l’Inde avait un « rendez-vous avec l’histoire » [10]. La réussite du programme spatial indien est la preuve que ce rendez-vous a bien eu lieu et que l’Inde a la capacité de parler pour l’humanité, au prix peut-être d’une conception intégrative de cette dernière.