« Dans le domaine du droit constitutionnel comparé, les spécialistes du fédéralisme ont identifié un changement dans l’application du fédéralisme dans le monde réel de l’objectif traditionnel de protéger les droits dans les démocraties établies à l’objectif récent d’éviter la guerre ou la sécession dans les sociétés post-conflits » [1].
En effet, cette forme de gouvernement est souvent présentée comme une solution de sortie de crise parce qu’elle aurait des vertus pacificatrices tenant à sa capacité à donner une légitimité à des groupes minoritaires et à leur accorder dans le même temps une sécurité [2]. C’est ainsi qu’en renforçant la démocratie et en répondant à la volonté d’autonomie des groupes, le fédéralisme atténuerait les tensions dans les sociétés divisées [3] et éviterait le conflit sécessionniste.
C’est donc en considération de ces qualités qu’il a été préconisé, en tant que mécanisme de résolution des conflits entendu comme « processus de transformation des conflits violents en relations plus constructives entre l’Etat, les peuples et les groupes » [4], dans un contexte de morcellement du peuple à l’issue de conflits. Les exemples sont multiples, ce fut le cas notamment en Bosnie-Herzégovine, en Namibie, au Soudan. Suivant cette logique – de pacification, le fédéralisme est envisagé au Yémen par le projet de constitution de 2015. Dans le sillon du mouvement du printemps arabe de 2011, les manifestants yéménites réclament la fin de la corruption, l’accès aux services de première nécessité ainsi que la décentralisation du pouvoir politique. À la suite, les principales forces politiques du pays s’accordent sur un plan de transition dont le cadre serait la Conférence de Dialogue Nationale (CDN), soutenue par les Nations-Unies, qui aboutirait à la conclusion d’une nouvelle constitution [5]. La structure de l’État et notamment la formule fédérale devient un enjeu des négociations, elle permettrait soit d’assurer l’unité du pays, soit elle constituerait une étape vers la sécession du Sud. In fine, la forme fédérale s’impose comme la seule solution acceptable, c’est-à-dire susceptible de recueillir un consensus de la part de tous les acteurs. C’est ainsi qu’en 2014, les délégués de la CDN ratifient la transformation de l’État du Yémen, passant d’un État unitaire à un État fédéral, laissant le soin au Président Hadi de former un comité chargé de définir les régions du futur État fédéral. Dès 2015, le Président Hadi propose un projet de Constitution instaurant un État fédéral. Loin d’atteindre l’effet souhaité, cette proposition contribue à déclencher de violentes contestations, notamment au sein des Houtis, qui seront le point de départ de la guerre civile au Yémen. Catastrophe humanitaire, elle provoque des milliers de morts et des millions de déplacés [6]. À rebours, des vertus pacificatrices qui lui sont prêtées, le fédéralisme ne contribue pas à faire taire la crise mais plus encore il l’alimente. L’exemple du Yémen souligne que le fédéralisme ne peut pas être présenté comme un principe d’organisation universellement pacificateur. S’il n’assume pas ce rôle au Yémen, c’est essentiellement pour deux raisons : premièrement le fédéralisme y est contraint (I) et deuxièmement il met en œuvre une répartition des pouvoirs déséquilibrée (II).
I. Le fédéralisme contraint
Olivier Beaud fait de la volonté des parties le critère déterminant de la création d’un État fédéral. En ce sens, il affirme que « la Fédération résulte ou doit résulter du libre consentement des parties en présence » [7]. Ce principe – du consensualisme s’il est essentiel dans une société en paix, devient une évidence dans une situation post-conflictuelle où le risque de la reprise des combats est omniprésent. Lorsqu’il fait défaut, les divisions reprennent le dessus sur le cessez-le-feu à peine établi. C’est cette configuration qui caractérise le processus yéménite, qui pourtant avait bien commencé. En effet, initialement il se singularise par la volonté d’inclusion de l’ensemble des acteurs, impératif d’inclusion, nécessaire à recueillir le consentement du peuple, et pourtant, il aboutit in fine à la mise à l’écart de certains groupes.
Dans un premier temps, la commission fait un effort important d’inclusion de toutes les composantes du peuple. Cet effort se traduit par une mobilisation large du public à travers notamment des interventions télévisées, radiophoniques, des forums publics. Cette mobilisation assure l’intégration d’acteurs variés de la population : des jeunes, des femmes, des militants de la société civile, les différents partis politiques, les Houtis, des acteurs du mouvement du Sud [8].
Bien que cette première étape semble traduire un degré d’inclusion élevé, un obstacle majeur se dresse face à la satisfaction de cet impératif, il apparaît qu’une grande partie du peuple n’est pas informé du processus (notamment les personnes vivant à la campagne) [9]. Par conséquent, les résultats des travaux de la commission traduisent davantage la volonté des élites que du peuple. À cela s’ajoute le fait que le processus est perçu comme étant sous emprise internationale, et non plus vraiment maîtrisé par le peuple yéménite [10]. Cette influence internationale, plus ou moins consentie s’explique par plusieurs raisons. D’une part, le contexte humanitaire légitime l’intervention d’acteurs internationaux en vue de rétablir la paix. C’est ainsi que l’ONU et certaines puissances occidentales interviennent largement. D’autre part, le Yémen fait figure d’enjeu géopolitique majeur dans le cadre de l’affrontement idéologique opposant l’Iran et l’Arabie Saoudite [11]. Or, l’accumulation de tous ces intérêts à intervenir aboutit à l’exclusion du peuple des négociations. En conséquence, le fédéralisme qui résulte de la Constitution est davantage perçu comme le fruit de la volonté internationale que nationale. Ainsi, dominée par les élites locales et sous pression internationale, la CND exacerbe les sentiments communautaires et divise le peuple. Se profile, déjà, là un climat de tension entre les différents groupes, qualifié de « guerre froide », par certains observateurs [12]. Dans ce contexte, le gouvernement cherche à agir pour mettre fin au conflit et éviter la recrudescence de la violence. Après avoir défini les lignes directrices du projet de Constitution, la CND laisse place à un comité dont les membres sont nommés par le Président et qui est désormais chargé d’élaborer le projet de constitution. Mais la publication du projet en janvier 2015 fait éclater les affrontements. À la suite de la prise de territoires par certains groupes, et notamment de l’entrée des Houtis dans la capitale, Sana’a, le gouvernement n’a d’autres choix que l’exil [13].
C’est ainsi que la définition des régions est imposée de manière unilatérale par le comité public sans faire l’objet de consultations populaires ou d’un référendum. Cette contrainte dans la détermination du fédéralisme est vécue comme le retour de la domination de l’État central, tandis que le principe fédéral laissait présager une autonomie des communautés, et la possibilité pour elles de participer à la politique étatique. Alors même que le principe du fédéralisme est largement admis, les modalités ne font pas l’unanimité, de sorte que sa mise en œuvre renforce les tensions, et pour cause, la répartition opérée par le projet est largement déséquilibrée.
II. Le fédéralisme déséquilibré
Si le fédéralisme a été accepté et discuté dans le cadre de la CND, les comités [14] ne sont pas parvenus à trouver un accord quant aux modalités de division du territoire et de partage de pouvoir entre les régions (nombre de régions, délimitation de celles-ci, répartition des compétences entre les régions et le gouvernement central). En l’absence de consensus, la CND ne tranche pas les questions épineuses et se contente d’affirmations très générales [15].
À la date de clôture de la commission, celle-ci habilite le Président à former une commission constitutionnelle, compétente pour déterminer les modalités pratiques de mise en œuvre du fédéralisme [16]. Ainsi, le comité public sous l’égide du Président Hadi acte une répartition du territoire en six régions : quatre se situant sur le territoire de l’ancien Nord (Aljanad, Azal, Sheba, Tahamh) et deux sur celles de l’ancien Sud (Aden et Hadramaout) (Annexe 2).
Celle-ci s’avère défavorable aux Houthis sur plusieurs aspects, les motivant à regagner le pouvoir par les armes. Le premier aspect concerne la représentation au sein des institutions étatiques, puis le second a trait à la représentation géographique.
Premièrement, s’agissant de la représentation dans les institutions étatiques que le mouvement du Nord estime avoir été lésé. En effet, malgré son expansion récente au moment de la publication du projet de constitution, le mouvement Houthi n’avait d’autorité que dans deux des six régions du projet : Azal et Tahamh. Malgré la forte influence de ce groupe, un tel partage du territoire, s’il était égalitaire, ne lui permettrait d’obtenir qu’un tiers des sièges des assemblées politiques, ce qui est déjà un poids faible eu égard au pouvoir qu’ils ont été en mesure de s’accaparer par les armes a posteriori (Annexe 1).
À rebours de la domination concrète des Houthis, les rédacteurs de la constitution, faisant primer la volonté de résoudre la « question du sud » [17], ont accentué les inégalités de représentation en surévaluant la puissance politique des régions d’Aden et d’Hadramaout. En effet, lors de la première législature, les représentants des régions du Sud doivent composer la moitié des membres de toutes les hautes institutions exécutives, législatives et judiciaires [18], alors que ceux-ci représentaient en 2013 quatre fois moins d’individus que les régions du Nord [19], soit environ un sixième de la population totale. Cette égalité de représentation entre le Sud et le Nord, qui ne correspond pas à la réalité démographique, vise manifestement à consolider la paix entre les communautés en assurant au sud sa pleine intégration dans les décisions nationales, au moins au cours des premières années. En réalité, cela va provoquer chez les Houthis un sentiment de défiance envers le Président Hadi soupçonné de favoriser sa région natale [20].
Cette méfiance est accentuée par le fait que le projet de constitution contient des dispositions visant à faire perdurer les avantages accordés aux deux régions du Sud. En effet, à partir de la seconde législature, l’article 139 du projet de 2015 leur réserve 40% des sièges de la chambre basse du parlement. Si la protection des intérêts des populations du Sud est une nécessité, l’absence de justification d’une telle mesure provoque naturellement un sentiment d’incompréhension auprès des communautés du Nord. En effet, les Houthis avaient connu une situation similaire lors de la gouvernance de Saleh et aucune compensation, bien que promise, ne leur avait été accordée [21].
Enfin, les avantages politiques accordés au Sud ne se limitent pas à une surreprésentation parlementaire mais également à l’octroi d’un pouvoir spécial. L’article 143 du projet accorde un droit de veto, à la majorité des deux-tiers, uniquement aux représentants des régions d’Aden et Hadramaout sur une série de domaines spécifiques et particulièrement sur la forme de l’État fédéral, la représentation des régions du Sud et la division des ressources. Ainsi, le pouvoir de décision se retrouve déséquilibré entre les différentes communautés lorsque celui-ci porte justement sur les éléments aux fondements des tensions dans l’État.
Cependant, si les Houtis ont fait savoir, rapidement, et par les armes, leur désaccord face à ce déséquilibre institutionnel, le mouvement al-Hirak (défendant les intérêts du Sud) s’était également opposé à ce projet, notamment, en raison de la trop grande place accordée à Sana’a. En effet, bien que la ville d’Aden acquiert un statut particulier dans le projet de 2015 ainsi que six représentants à la chambre haute [22], Sana’a est désignée capitale du pays [23]. Les institutions politiques, et particulièrement les deux chambres du Parlement, se trouvent alors concentrées à Sana’a [24]. Dans une société yéménite où chaque communauté craint de se voir opprimer par les autres, une organisation étatique comprenant plusieurs capitales, comme c’est le cas en Afrique du Sud [25], aurait, si ce n’est suffit, encouragé les différents mouvements à accepter leur intégration dans l’État. En s’abstenant de mettre en place un tel système, les constituants ont laissé penser que le pouvoir serait concentré dans la ville de Sana’a. Or, les Houthis s’étant emparés de la capitale quelques mois avant la publication du projet [26], les mouvements du Sud ont vu, dans cette conquête territoriale, la volonté de s’emparer du contrôle politique du pays.
Deuxièmement, géographiquement, le partage du pouvoir est très largement déséquilibré au détriment des Houthis, qui se voit attribuer une région dépourvue de ressources naturelles (ils n’ont ni accès au pétrole, ni à la mer) et ils n’ont pas la maîtrise d’aucune grande ville [27]. Le groupe se trouve privé d’infrastructures majeures tels que les hôpitaux, les aéroports ou encore les universités. Également, les craintes des différentes communautés concernant la répartition des ressources sont accentuées par la silence de la constitution [28]. Alors que le groupe du Nord avait publiquement affirmé, lors de la CND, que cette question demeurait sa priorité [29], le projet du Président Hadi n’a pas su contenter leurs revendications. Le projet s’empare pourtant rapidement de cette question puisque l’article 17 affirme : « Les revenus générés par ces ressources sont partagés à tous les niveaux de gouvernement d’une manière juste et équitable, conformément à la présente constitution, en tenant compte des droits des générations futures » [30]. Cependant, la constitution ne sera jamais plus précise que cela dans ses 446 articles si ce n’est une disposition prévoyant qu’une loi doit « préciser les critères et la formule pour le partage des revenus et des ressources naturelles, incluant le gaz et le pétrole » en prenant en compte des éléments comme la transparence, les besoins des provinces et ceux du gouvernement [31]. Si la constitution n’accorde donc aucune garantie aux différentes parties, elle crée au contraire un déséquilibre supplémentaire en accordant aux régions du Sud un droit de veto, à la majorité des trois-cinquièmes, concernant les mesures relatives au Natural Resources Revenue Division Act [32]. De plus, en consacrant le statut économique spécial de la ville d’Aden [33], sans vraiment le préciser, le constituant a accentué la peur de pénuries chez certains groupes et donc les méfiances entre les communautés.
Loin de l’objectif pacificateur souhaité, le projet de fédéralisme a donc relancé le conflit qu’il cherchait à entériner et contribue à créer la plus grave crise humanitaire mondiale. Depuis, les différents tentatives d’accords de paix sont réduites à l’échec et aucune solution ne semble pouvoir remédier aux méfaits créés par le projet de constitution [34].
ANNEXES
Annexe 1 : Expansion des Houthis