Pourriez-vous commencer par vous présenter et décrire votre activité professionnelle pour 1000 cafés ?
Je suis responsable de trois choses pour 1000 cafés. J’ai la charge de la partie « co-construction », c’est-à-dire la manière d’impliquer les habitants dans les projets. Cela concerne la création de questionnaires, d’enquêtes publiques, de terrain, de mobilisation des habitants. Mais également d’outiller les mairies pour qu’elles consultent leurs habitants et savoir de quoi ils ont besoin. Plutôt d’une boulangerie, d’une épicerie, d’un café… Ce qui nous aide en somme à comprendre où on arrive. Car on n’a pas la prétention de connaître les 33 000 communes françaises. Du coup, cela nous permet de sonder les habitants et de les informer, de les associer au projet. Cela reste social même si c’est un projet d’entreprise. C’est là mon premier volet. J’outille les maires, je leur donne des modèles de réunions, de questionnaires etc… Ensuite, je fais aussi de la co-construction pour les futurs gérants. C’est-à-dire que je leur explique comment faire du porte-à-porte, comment faire une étude de marché. Et une fois qu’ils ont ouvert leur café, ils vont associer leurs clients à la vie de l’établissement en faisant des animations, des enquêtes de satisfaction etc… Le deuxième concerne les « multiservices », c’est-à-dire le déploiement de tous les petits services de proximité. La restauration, le débit de boisson… Tous les services qui sont à côté : relai de mairie, relai postal, des bouteilles de gaz, la location de vélos… Je m’occupe que tout cela soit bien déployé dans les cafés du réseau 1000 cafés. Enfin, j’ai une nouvelle casquette depuis quelques mois. Je lance un nouveau projet au sein de 1000 cafés qui est celui d’accompagner des cafés déjà existants. Aujourd’hui, on en ouvre, ce sont nos cafés, avec nos fonds de commence, mais la différence est que l’État nous sollicite en nous disant : « vu que vous avez un savoir-faire, est-ce que vous ne pourriez pas aider des cafés pour qu’ils ne ferment pas ou se modernisent ? » Je pousse un peu, mais c’est parfois « Cauchemar en cuisine » version cafés. J’essaie de lancer ce projet où on va accompagner 100 cafés, avec une équipe de six personnes qui vient se rajouter à une équipe déjà composée d’une quinzaine de personnes.
1000 cafés ambitionne de « redynamiser » des communes par l’ouverture de cafés en créant du « lien social » et « faire revivre les communes rurales ». Doit-on comprendre par ce constat qu’il y a une « crise des territoires » ? Ou trouvez-vous que le terme est un peu fort ?
C’est vrai et en même temps c’est un peu stigmatisant parce que c’est à double tranchant : on tombe soit dans le misérabilisme, soit dans l’angélisme. C’est en fait un peu entre les deux, en tout cas, il y a une crise des services. C’est-à-dire que le bien-être dans le milieu rural existe toujours. Après le covid, tout le monde voulait acheter des maisons à la campagne. Ce sont, toujours malgré tout, des territoires attractifs puisqu’ils sont préservés de plein de choses. Acheter et louer est aussi moins cher. Et parallèlement à cela, à quoi cela sert-il de vivre dans ces endroits agréables et préservés s’il faut faire 10 km pour avoir du pain ? On est dépendants de la voiture et cela crée des crises comme on a vu avec les « gilets jaunes », parce que l’essence augmente et accentue des fractures. Je pense que c’est plus une crise d’une fracture entre les urbains et les ruraux, que seulement une crise de la ruralité.
Y a-t-il une corrélation entre 1000 cafés et le mouvement social des « gilets jaunes » ?
Clairement. À la suite de la crise des « gilets jaunes », il y a eu le Grand débat national et certaines doléances faisaient état d’un besoin de recréer des lieux de vie et de sociabilité, parce que certains avaient dit que les ronds-points avaient été des lieux de sociabilité pour des gens qui n’avaient plus d’endroits pour se retrouver. De ce constat, le groupe SOS a souhaité contribuer en tant qu’acteur de l’économie sociale et solidaire pour rouvrir des lieux de sociabilité. Cela s’est transformé en cafés multiservices. C’est à ce titre que des responsables du groupe sont allés voir le gouvernement et leur ont proposé ce projet-là. Ils ont été soutenus financièrement. Le gouvernement a inscrit à l’agenda rural, une loi de programmation, les réponses proposées. Il y a ainsi un lien évident.
Pourriez-vous présenter le groupe SOS ?
Le groupe SOS est un groupement d’associations et d’entreprises de l’économie sociale et solidaire. C’est un grand groupement, pas au sens du CAC 40. Il y a 20 000 collaborateurs et la particularité est qu’il a été créé à la base dans le champ du médico-social pour la prévention des risques liés à la toxicomanie, l’accompagnement des personnes séropositives dans les années 1980. D’où le mot « SOS ». L’action du groupe s’est progressivement étendue à des crèches, ou encore des EPHAD avec tarifications sociales. L’action territoriale fait désormais partie des associations, au même titre que la solidarité, l’emploi, la transition écologique, la réinsertion de personnes radicalisées ou la jeunesse. On est le premier projet lancé sur la thématique des territoires au sein du groupe. On est donc une association « hébergée » par le groupe SOS.
Vous évoquiez qu’on avait aujourd’hui moins une crise des territoires qu’une crise entre urbanité et ruralité. Pourtant, on entend dans le langage commun le terme de « territoires » pour désigner des communes qui sont la sphère 1000 cafés. Par votre expérience, à quoi font référence les personnes qui emploient ce terme ?
La difficulté est que le mot « territoire » veut dire énormément de choses. La ville est un territoire si on va par-là. On devrait préciser si ce sont des territoires ruraux ou urbains. Nous travaillons pour notre part avec des territoires ruraux de moins de 3 500 habitants ou éloignés de centres urbains, des zones d’emplois. Avant de parler des « territoires », je serais pour évoquer la « ruralité ». Maintenant toutes les décisions publiques et gouvernementales parlent « des » ruralités ou « des » territoires. Parce que c’est très réducteur de dire qu’il y aurait qu’une seule ruralité. Le petit village en Bretagne à 10 ou 15 km de Rennes n’a rien à voir avec le petit village perdu dans les Pyrénées et pourtant ils ont parfois les mêmes problématiques et les mêmes besoins de services. En revanche, ce ne sont pas les mêmes populations ou les mêmes tissus économiques.
Sur le cœur de l’action de 1000 cafés, comment le café peut-il être le point de départ d’une action contracyclique concernant le délaissement des territoires ruraux par les acteurs publiques et économiques ?
C’est vrai que nous allons là où personne ne veut aller, clairement. Notre but est de dire que si on fait un réseau de cafés, et pas seulement un café, on construit des cafés reliés les uns aux autres. C’est-à-dire que quand on va avoir un fournisseur de boissons, la Poste, ou un relais colis, on est plus forts pour négocier. On fait des économies pour ces cafés, en plus de convaincre les fournisseurs de venir dans ces territoires. On fait vraiment du « lobbying positif » pour cette cause. C’est le seul moyen de faire venir des services qu’on avait plus. Par exemple, si un café avait appelé seul la Poste, il serait tombé sur un répondeur. Quand on dit qu’on est le groupe SOS et qu’on envisage l’ouverture de 1 000 cafés, là ils disent « ah ok d’accord, entrez je vous en prie, on va discuter ! »
Comment faites-vous l’évaluation des besoins de services dans les cafés ?
C’est de la co-construction. Il y a un questionnaire qui est envoyé aux mairies, qui est toujours le même, pour comprendre le modèle économique. On se renseigne sur le besoin de gaz des habitants, leurs lieux de travail, l’heure à laquelle ils partent travailler… Une fois qu’on a sélectionné la commune, on recrute le gérant qui doit préciser les réponses du questionnaire en allant faire du porte-à-porte. Et là les gens vont pouvoir préciser le type d’épicerie qu’ils veulent. On conçoit tout cela et on fait ensuite un budget prévisionnel avec les gérants.
Quelles sont les étapes de l’ouverture ou de la réouverture d’un café ? Comment se passe l’envol ?
Il y a un envol, certes, mais limité. Pourquoi ? Parce que notre parti pris, qui est notre particularité, est de dire qu’on va prendre le risque entrepreneurial sur nos épaules, c’est-à-dire que les gérants ne possèdent pas le fond de commerce. Ils ne sont pas salariés, mais c’est quasiment tout comme. C’est nous qui créons la SARL du café et qui injectons 20 000 euros dedans.
Le gérant n’a plus rien à mettre de sa poche, ce qui était un véritable frein à l’installation en milieu rural. Cela implique que nous continuons à suivre le café une fois qu’il est ouvert, avec une équipe exploitation qui suit les remontées comptables. Le bilan comptable est fait tous les mois alors qu’un café le fait habituellement tous les ans. Ce n’est donc plus qu’à la fin de l’année que les cafés se rendent compte qu’ils ont perdu plus d’argent qu’ils n’en ont gagné.
Quels sont ensuite les freins éventuels à la pérennisation du café ?
Déjà le covid, qui ne nous a pas du tout aidés, mais heureusement qu’on était là, ainsi que les aides de l’État, parce qu’on a pu les soutenir. Sinon un autre obstacle est l’immobilier. Il faut que ce soit la mairie qui soit propriétaire et nous locataires. Parfois on ne trouve pas de local et ce serait trop coûteux pour nous d’acheter tous les bâtiments. On ne peut pas construire 1 000 bâtiments, par contre on peut les gérer en étant locataire d’une mairie. Il faut donc des municipalités motivées avec un local disponible. Après parfois certains cafés ne marchent pas. Mais dans l’ensemble, on est confiants pour les cafés qui vont investir et se verser une prime ou un intéressement.
Après les municipalités, quel est le dialogue qu’a 1000 cafés avec l’État, aussi bien dans la promotion que la viabilité du projet ?
On travaille aujourd’hui avec le ministère chargé des territoires, représenté par Jacqueline Gourault, et son bras armé l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCP), l’administration centrale qui nous soutient financièrement et nous aident auprès des maires locaux. Et puis, il y a dans chaque département de France un « référent ruralité », ce qui n’existait pas auparavant. Nos gérants, ou même nous, pouvons ainsi contacter quelqu’un pour obtenir une licence IV ou s’informer sur une aide d’État. Ils nous facilitent les choses dans le brouillard administratif. Ensuite, on travaille avec les mairies. On ne va pas dans une mairie qui n’est pas propriétaire du bâtiment ou si on ne s’entend pas avec le maire. On a aussi des partenariats avec des régions, comme celui qu’on a signé avec la Présidente de la Région Occitanie Carole Delgas, qui dispose que la Région aide chaque café, en plus de ce qu’on fait déjà. On essaie de faire pareil avec d’autres régions.
Quelles sont les réticences courantes des mairies ?
La première concerne le local qui doit appartenir à la mairie. On a en effet besoin d’un bailleur fiable, c’est-à-dire une mairie qui nous écoute. Tout ce qui bloque la bonne santé du café, on le fait avec la mairie. Parfois, on nous dit que nous sommes une franchise. Ce à quoi on répond que c’est effectivement le cas, mais pas au même titre que McDonald’s puisqu’on appartient à l’économie sociale et solidaire et que notre objectif n’est donc pas de nous enrichir. On mutualise les risques. Si votre café ne fonctionne pas pendant les premiers mois, il va tout de même rester ouvert puisque 1000 cafés va compenser car d’autres cafés auront pu être plus rentables. On a justement créé une structure juridique autre que notre association pour les fonds de commerce. Si un café A fonctionne bien, une partie de la cotisation sera reversée au gérant comme rétribution supplémentaire. Ce modèle juridique complexe rend la compréhension parfois difficile. Les mairies nous demandent parfois « Attendez mais où est l’entourloupe ? » La seule « entourloupe » est que les mairies doivent être propriétaires du foncier et nous aider à investir dans le café, en faisant une cuisine équipée par exemple. Les 20 000 euros de départ qu’on met ensuite servent à acheter des premières denrées, un fond de trésorerie, des chaises, des moyens pour la communication…
Quels sont vos autres partenariats hors du secteur public ?
Alors c’est une autre difficulté. Nos partenaires sont parfois privés. Comme avec Unic pour les cafetières, l’une des dernières entreprises de ce type à tout produire en France. On a aussi des partenariats avec la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) pour la diffusion de musique dans les cafés. En toute transparence, on a des mécènes privés, qui peuvent parfois faire peur, ce que je peux comprendre. Mais le mécénat sert à financer notre projet. On a Pernod Ricard, la Fondation Kronenbourg, Veolia pour les déchets, la Maif qui est « grand partenaire » …
Percevez-vous dans vos échanges avec les élus locaux une crise du politique ?
Très clairement. On a vécu les dernières municipales. C’est-à-dire qu’on a commencé avec une équipe municipale qui a parfois changé en cours de route. Certaines mairies n’ont par exemple pas pu trouver de candidats pour compléter les listes. Il y a plus généralement une crise du bénévolat dans les villages, surtout depuis le covid. Les gens ne veulent plus s’embêter à donner de leur temps. Cela inquiète les élus. Les maires sont très contents d’annoncer à leurs habitants qu’il y a désormais un lieu de rencontre, ce qui aurait plus difficile à mener seuls. Il y a aussi un sentiment de délaissement. « Ah vous venez nous voir jusqu’ici ? De Paris », nous dit-on souvent. Ils sont étonnés qu’on vienne, ce qui ne veut pas dire qu’on va faire le projet.
Derrière le modèle économique 1000 cafés pour recréer du lien social, y a-t-il une vision de la simplicité et de la sobriété ?
On essaie en tout cas. D’être éco-responsables, circuits-courts tout en étant conscients de l’état économique problématique du commerce en milieu rural. Il faut être aussi honnête, cela coûte parfois moins cher de prendre des produits à Metro. On n’est pas dogmatiques. Je sors tout juste d’une formation avec des gérants pendant laquelle je tenais un module sur le multiservices et l’éco-responsabilité. Je leur disais que je n’allais pas les convaincre d’être écolo mais que les produits locaux étaient une nouvelle demande de la société, tout en permettant moins de marge. On n’est pas Leclerc, ni Carrefour, on n’a pas de centrale d’achats surpuissantes. On essaie donc de trouver le bon milieu entre un principe de réalité et une fermeté sur les valeurs. Sur le lien social, on impose une réunion publique avec tout le village, sans laquelle le café ne peut ouvrir. Si les gens ne se reconnaissent pas et ne font pas confiance au futur gérant, cela ne va pas marcher.
Quels sont les objectifs ? Comment pourra-t-on objectiver la réussite de 1000 cafés ?
L’objectif est d’arriver à 1000. Après on n’a pas dit en combien de temps. Aujourd’hui, on a 100 communes accompagnées, entre celles où le café est déjà ouvert et celles où il va ouvrir prochainement. En plus, on a reçu 1 300 candidatures de communes en France, qu’on n’a pas toutes rencontrées. 300 ont été rappelées pour le moment. On a créé pas loin de 60 emplois, notre équipe mise à part. L’objectif est sûrement 200 cafés d’ici un an et demi. Et parallèlement, on proposera à des cafés existants de rentrer dans le réseau, pour progressivement arriver à un réseau de 1 000 cafés.