Chronique « Politique »

L’arrêt Dobbs : chronique d’une régression prévisible

lundi 2 septembre 2024, par AMBROSI Mathilde, BARILLÉ Pierre

ProgrèsCriseMaternitéCour suprême des États-UnisDroit à l’avortement DobbsRoeConstitution

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« After today, young women will come of age with fewer rights than their mothers and grandmothers had » [1].

Pour ce troisième numéro consacré au thème « Progrès et crises », cette chronique Politique va s’intéresser à une décision de la Cour suprême des États-Unis qui a choqué autant que clivé. L’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization du 24 juin 2022 a procédé à un revirement de jurisprudence sans précédent sur le droit à l’avortement aux États-Unis, ce dernier n’étant désormais plus constitutionnellement garanti au niveau fédéral. La reconnaissance de ce droit par l’arrêt Roe v. Wade de 1973 avait été vécue comme un progrès. Près de cinquante ans plus tard, c’est indéniablement une régression qui s’opère au travers de cette décision.

I – Introduction : progrès et régression

Le concept de progrès est souvent mobilisé lorsqu’il s’agit de décrire un mouvement vers l’avant, le fait de croître, de prendre de l’ampleur, d’évoluer vers un état meilleur [2]. La connotation du terme est ainsi positive, liée à l’idée d’amélioration. Norberto Bobbio lui confère même un caractère d’irréversibilité :

Le caractère de l’irréversibilité est en outre celui qui, mieux que les deux autres, caractérise l’idée de progrès : il est en effet le caractère sinon suffisant, du moins nécessaire pour que l’on puisse correctement parler de « progrès ». On peut parler d’un progrès lent et par conséquent non accéléré ni rapide, ou toujours plus rapide ; on peut parler d’un progrès résistible du fait d’obstacles sociaux, politiques, économiques qui surviennent en surcroît. Il serait contradictoire de parler d’un progrès réversible. La réversibilité contredit l’idée même de progrès. À partir du moment où le progrès devient réversible, l’idée de progrès doit compter avec l’idée opposée de régression [3].

Cependant, Norberto Bobbio l’admet lui-même, ce caractère d’irrésistibilité accolé au concept de progrès ne fonctionne que si l’on parle d’un progrès « technico-scientifique » [4]. En effet, il poursuit : « aucun de ces attributs, ni l’accélération, ni le caractère irrésistible, ni l’irréversibilité, ne valent dans la sphère morale » [5]. C’est bien là le drame de l’avortement et du droit à l’avortement constitutionnellement garanti aux États-Unis.

L’avortement s’est toujours pratiqué, mais il n’est devenu un progrès technico-scientifique qu’une fois mieux encadré médicalement, en protégeant du mieux possible la santé d’une femme y ayant recours. Cela ne pouvait être le cas qu’à la condition que l’avortement soit légal, qu’il puisse être pratiqué à la lumière du jour, et non en secret, au fond de chambres sombres. En ce sens, Roe v. Wade, en garantissant constitutionnellement le droit à l’avortement au niveau fédéral aux États-Unis, a été un progrès légal, permettant au progrès technico-scientifique de s’exprimer et prospérer. Mais, si en 1973, ce progrès a aussi été vu comme un progrès moral par une partie de la population et une majorité des juges de la Cour suprême, en ce qu’il permettait désormais à une femme de disposer librement de son corps, il a aussi été vécu comme une régression morale par ses détracteurs défendant le droit à la vie dès la conception, voyant dans l’avortement le meurtre d’un être déjà considéré comme vivant. « L’avortement a toujours présenté un profond enjeu moral à propos duquel les Américains ont des positions vivement opposées » [6], rappelle l’arrêt Dobbs dès sa première ligne. Dès 1973, la lutte pour le renversement de Roe v. Wade était lancée. Un grand nombre d’États fédérés ont adopté des législations restrictives du droit à l’avortement, flirtant de plus en plus avec les limites de Roe v. Wade. Ils ont d’ailleurs obtenu une première victoire à travers l’arrêt Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey de 1992 autorisant un encadrement plus large de ce droit par les États fédérés.

C’est le propre des progrès moraux, que d’être réversibles. À cet égard, le renversement de Roe v. Wade par Dobbs en 2022 constitue une régression morale et légale prévisible.

Un progrès moral tel que celui de la légalisation du droit à l’avortement ne pouvait survivre au clivage persistant de la nation américaine sur cette question que si l’équilibre des forces politiques à l’œuvre au moment de son apparition perdurait. Or, en 2022, sur la question de l’avortement, l’équilibre en question, et plus précisément celui existant au sein de la Cour suprême, n’était plus celui de 1973 :

1973-2022, un constat s’impose : la fragile majorité qui maintint pendant plusieurs décennies les jurisprudences Roe et Casey, aussi perfectibles fussent-elles, n’existe plus. Trois juges nommés par l’ancien Président Donald Trump – Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett – sont en effet venus rejoindre trois de leurs collègues déjà en place – Clarence Thomas, Samuel Alito et le Président de la Cour, John Roberts –, ce groupe bénéficiant désormais d’une ’super majorité’ de six juges contre trois – ou tout du moins de cinq juges, dès lors que le Chief Justice Roberts adopte parfois un positionnement plus centriste sur certains sujets. C’est dans ce nouveau contexte qu’un coup vient d’être porté, tout à la fois au droit à l’avortement, mais aussi potentiellement à d’autres droits et libertés [7].

L’arrêt Dobbs le souligne en début de décision, exposant d’emblée le problème. Pendant les 185 premières années après l’adoption de la Constitution, chaque État pouvait considérer la problématique de l’avortement à son niveau : le niveau fédéré. En 1973, puis en 1992, la Cour suprême des États-Unis consacrait une uniformisation du droit de recourir à l’avortement sur le territoire américain. C’est ce progrès qui a été annihilé. Il est ainsi logique que les commentaires doctrinaux [8] écrits au lendemain de l’arrêt Dobbs soulignent deux points majeurs liés entre eux, expliquant le revirement : le choix majoritaire d’une interprétation originaliste de la Constitution des États-Unis de 1787 et de ses Amendements, ainsi qu’une nécessité démocratique consistant à rendre aux États fédérés un droit, celui de légiférer sur l’avortement, qui leur avait été inconstitutionnellement spolié par Roe v. Wade.

Ce cadre conceptuel mis en place, la suite de la chronique s’emploiera maintenant à conter l’histoire jurisprudentielle de ce droit à l’avortement à travers ses trois arrêts phares, constituant, paradoxalement, à la fois un progrès et une régression prévisibles dès 1973. Cette histoire mettra elle aussi en avant les deux enjeux majeurs de l’arrêt Dobbs : le courant originaliste, lequel met en exergue l’intention subjective des rédacteurs de la Constitution ou le sens objectif du texte tel qu’il était compris par le public à l’époque [9] et la place des États fédérés. Une fois cet exposé judiciaire passé, viendra le temps d’une conclusion mêlant courant originaliste, fédéralisme, précédent, progrès et régression dans le contexte des États-Unis.

II – L’arrêt Roe v. Wade (1973) [10] : « Le ver était dans le tronc… »

L’affaire qui a donné lieu à l’un des arrêts les plus célèbres de la Cour suprême des États-Unis commence avec l’anonymat d’une femme. En effet, « Jane Roe » est le patronyme donné à la demanderesse, demeurée anonyme, ayant intenté une action contre le procureur du comté de Dallas, au Texas. Elle mettait en cause une loi texane, rendant l’avortement illégal, sauf s’il était exercé sur ordre d’un médecin dans le but de sauver la vie d’une femme. La demanderesse arguait l’inconstitutionnalité de cette loi.

Au terme d’un arrêt historique et à une majorité de 7 contre 2, la Cour invalidait la législation texane et reconnaissait que le Quatorzième Amendement (plus particulièrement la Due Process Clause) comprend un droit fondamental à la vie privée, qui protège le choix d’une femme enceinte en matière de recours à l’avortement. Il était tout de même précisé que ce droit était mis en balance avec l’intérêt de l’État en matière de protection des femmes et de protection de la « potentialité de vie humaine ». La juridiction précisait que le poids relatif de ces différents intérêts varie au cours de la grossesse, et que le droit doit prendre en compte cette variabilité.

Plus concrètement, la décision donnait des précisions concernant les possibilités reconnues aux États selon le moment de la grossesse. Aussi, durant le premier trimestre, l’État ne pouvait réguler le recours à l’avortement : seuls la femme enceinte et son médecin pouvaient prendre la décision. Durant le deuxième trimestre de la grossesse, l’État pouvait imposer des restrictions concernant l’avortement, mais qui soient raisonnablement liées à la santé de la mère. Enfin, dans le troisième trimestre, une fois que le fœtus avait atteint le point de « viabilité », l’État pouvait alors réguler les avortements ou même les interdire tout à fait, du moment que les législations comprenaient des exceptions pour les cas dans lesquels l’avortement était nécessaire pour sauver la vie ou maintenir la santé de la mère.

L’arrêt Roe repose sur le fondement juridique du droit à la vie privée, lequel est déduit de la Due Process Clause issue du Quatorzième Amendement. Il est précisé que si la Constitution ne mentionne pas explicitement ce droit à la vie privée, la Cour a reconnu l’existence d’un tel droit dès 1891 [11], et que ce droit a pu être rattaché à différents Amendements à la Constitution américaine, au fil d’une jurisprudence fournie. En l’espèce, la Cour rattache ce droit à la vie privée au concept de liberté personnelle disposé dans le Quatorzième Amendement, et au fait que l’État est restreint quant aux actions qu’il peut accomplir en la matière. Il existe ici une forme de mise en balance des intérêts entre la liberté de la femme enceinte et les intérêts de l’État. En effet, la Cour décide que le droit à la vie privée inclut la décision de recourir à l’avortement, mais que ce droit n’est pas inconditionnel, et doit être considéré à l’aune des importants intérêts étatiques en matière de régulation [12]. Il est ainsi précisé que si l’État du Texas ne peut en l’espèce outrepasser les droits d’une femme enceinte, l’État fédéré conserve un intérêt important et légitime dans la préservation et la protection de la santé de la femme enceinte qu’elle réside dans cet État ou qu’elle soit non-résidente, mais cherche à y obtenir des soins. L’autre intérêt jugé important et légitime en la matière est la protection de la « potentialité de la vie humaine ». Ces intérêts sont décrits comme étant séparés et distincts, et acquièrent un poids plus grand à mesure que la grossesse approche du terme. Plus précisément, l’État fédéré ne peut imposer aucune restriction au droit de recourir à l’avortement dans le premier trimestre parce que ses intérêts demeurent réduits à ce stade de la grossesse. Ils connaissent par contre une augmentation exponentielle avec l’avancée de la grossesse. Aussi, les possibilités de régulation sont liées aux intérêts étatiques décrits, et sont corrélées à l’avancement de la grossesse, d’où le standard posé par l’arrêt Roe, fondé sur les trimestres de gestation.

III – L’arrêt Planned Parenthood of Southeastern Pa. v. Casey (1992) [13] : « Le ver était dans le tronc, il est à présent dans le fruit… »

Alors que l’avortement demeurait une question clivante aux États-Unis, bien au-delà de ses implications juridiques, un deuxième arrêt de principe devait préciser les conditions du régime de recours à l’avortement.

Dans les faits, une législation issue de l’État de Pennsylvanie prévoyait de nouvelles dispositions en matière d’avortement et notamment, outre l’exigence d’un consentement informé, une période de carence de 24 heures précédant la procédure, l’obligation pour une personne mineure souhaitant y recourir d’obtenir le consentement de ses parents, et l’obligation pour une femme mariée souhaitant recourir à l’avortement de notifier à son mari son intention d’avorter. Plusieurs cliniques et médecins pratiquant des procédures abortives ont mis en cause ces nouvelles dispositions.

La question posée à la Cour revenait à savoir si un État pouvait imposer de telles obligations sans violer le droit de recourir à l’avortement tel que garanti par l’arrêt Roe v. Wade.

Finalement, à une majorité de 5 contre 4, la Cour a réaffirmé l’arrêt Roe, tout en validant la majorité des dispositions de la loi contestée. Surtout apparaissait un nouveau standard afin d’examiner la validité des législations relatives à l’avortement. Ce standard consistait à déterminer si une régulation fédérée concernant l’avortement avec pour but ou pour effet d’imposer un fardeau excessif (« undue burden »), qui est défini comme un obstacle substantiel se posant à une femme cherchant à recourir à l’avortement, et ce avant que le fœtus n’atteigne un stade de viabilité. Selon ce standard, la seule disposition à être invalidée par la Cour était l’obligation de notification au mari de la volonté de recourir à l’avortement.

Alors qu’une interrogation persistait – sans doute symbolisée par la courte majorité à laquelle cette décision a été prise –, sur le fait de savoir si Casey allait maintenir le principe posé par la jurisprudence Roe, la décision insiste sur le fait qu’il est maintenu et réaffirmé. Il est par exemple précisé qu’aucun élément de nature à rendre la jurisprudence Roe obsolète n’est survenu dans la vingtaine d’années qui sépare les deux arrêts [14].

Cette affirmation est même divisée en trois parties. 1 – La reconnaissance du droit à choisir de recourir à l’avortement avant la viabilité du fœtus et à l’obtenir sans interférence excessive de l’État. L’idée est qu’avant ce stade de viabilité, les intérêts de l’État ne sont pas assez forts pour fonder une interdiction de l’avortement ou imposer des obstacles substantiels dans le droit effectif de recourir à la procédure. 2 – La confirmation du pouvoir de l’État à restreindre les possibilités de recours à l’avortement après le stade de la viabilité, si la législation contient des exceptions pour les grossesses mettant en danger la vie ou la santé de la femme enceinte. 3 – Le principe selon lequel l’État a des intérêts légitimes, depuis le début de la grossesse, dans la protection de la santé de la femme et de la vie du fœtus.

Il est flagrant à la lecture de ce récapitulatif que le rôle de l’État fédéré est mis en exergue. Il est d’ailleurs ensuite affirmé que la problématique constitutionnelle sous-jacente ici est le fait de savoir si l’État peut résoudre ces questions d’une façon si définitive qu’une femme est dénuée de tout choix en la matière, sauf, peut-être, dans les circonstances rares dans lesquelles la grossesse est en elle-même un danger pour sa vie, sa santé, ou est le résultat d’un viol ou d’un inceste.

L’arrêt Casey, tout en protégeant le principe reconnu par l’arrêt Roe, accommode malgré tout le profond intérêt de l’État dans la « vie humaine potentielle ». L’idée de la Cour est d’employer l’analyse du « fardeau excessif » pour invalider les législations qui en relèvent. Par ailleurs, cet arrêt précise que l’État peut promulguer des législations visant à assurer la santé ou la sécurité d’une femme souhaitant recourir à l’avortement, sachant que les législations seront jugées non nécessaires quand elles ne satisferont pas au standard du fardeau excessif. Pour la Cour, l’adoption de ce nouveau standard ne perturbe pas le principe affirmé par Roe. Il est bien précisé qu’un État ne peut interdire à une femme de recourir à l’avortement avant le stade de viabilité (sauf exception dans des circonstances particulières).

Il convient tout de même de souligner que le standard de séparation de la grossesse en trimestres, qui était détaillé dans l’arrêt Roe, est abandonné au profit de la limite dite de la viabilité [15]. La viabilité, déjà centrale dans l’arrêt Roe, constitue la limite au-delà de laquelle l’État, promouvant son intérêt dans la vie humaine potentielle, peut, s’il le choisit, réguler voire proscrire l’avortement (sauf dans des circonstances liées à la préservation de la santé et de la vie de la femme enceinte). La Cour exprime clairement rejeter la structure semestrielle qu’elle ne considère pas comme étant consubstantielle au principe posé dans le cadre de la jurisprudence Roe. La Cour explique rejeter cette structure semestrielle pour promouvoir le profond intérêt de l’État dans la vie potentielle. Cela se traduit par le fait que l’État peut prendre des mesures, au cours de la grossesse, pour s’assurer que le choix de la femme est éclairé, et les mesures conçues pour promouvoir cet intérêt ne seront pas invalidées tant qu’elles ont pour but de persuader la femme de choisir l’accouchement plutôt que l’avortement. Il s’agit d’une véritable ouverture qui est offerte aux États – non mentionnée dans la jurisprudence Roe –, étant précisé que ces mesures sont également soumises au standard du fardeau excessif.

Dans une opinion séparée, le Chief Justice Rehnquist estime que si la latitude conférée aux États après Roe semblait être plutôt large, des décisions ultérieures ont montré que leur marge de manœuvre demeure en réalité réduite. À renfort de jurisprudences, le juge montre que des États ont tenté de mettre en place des législations ne régulant pas nécessairement la procédure abortive en elle-même, mais la décision qui la précède. Par exemple, des législations issues d’États fédérés concernant le fait pour une personne mineure de devoir notifier un ou deux parents du recours à l’avortement, voire l’obligation d’obtenir leur consentement d’un ou de deux parents pour pouvoir y recourir à l’avortement, la Cour a statué de manière précise, encadrant précisément les possibilités laissées aux États fédérés [16]. Cet encadrement semble déploré par le Juge Rehnquist.

Plus encore, l’opinion séparée du Juge Scalia, connu pour des positions originalistes prononcées, est assez éloquente. Il met notamment en exergue les parties de la jurisprudence Roe n’ayant pas été réaffirmées par l’arrêt Casey. En effet, et paradoxalement – cela sera souligné dans l’arrêt Dobbs –, les changements apportés par l’arrêt Casey mèneront à un certain nombre de bouleversements jurisprudentiels : concrètement, des législations validées ou invalidées du temps de Roe ont pu connaître un sort inverse sous l’empire de la jurisprudence Casey. De plus, le juge Scalia estime que la jurisprudence Roe n’a pas résolu la problématique, très clivante, de l’avortement. Pour lui, un tel arrêt l’avait plutôt nourrie, en l’élevant au niveau national, où elle est plus difficile à résoudre. Une telle assertion ne peut être qu’inextricablement liée au fédéralisme, à plus forte raison quand Scalia affirme que plus de gens auraient été satisfaits par une résolution de la question de l’avortement au niveau des États fédérés uniquement, allant même jusqu’à affirmer que les résultats auraient été plus stables. Aussi, outre le droit de recourir à l’avortement en lui-même, qui heurte nécessairement les vues originalistes du Juge Scalia, il semble que le fait pour la Cour d’imposer aux États un standard commun en la matière constitue pour lui une irrémédiable hérésie.

IV – L’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (2022) [17] : « Le ver était dans le tronc, il est à présent dans le fruit et le dévore… » [18]

Trente ans après que l’arrêt Casey a confirmé la jurisprudence Roe tout en précisant (voire en modifiant) ses conditions d’application, la Cour suprême des États-Unis effectuait un spectaculaire revirement de jurisprudence. En cause, une législation issue du Mississippi interdisant pratiquement tous les avortements après 15 semaines de grossesse. Le Jackson Women’s Health Organization, seul établissement habilité à pratiquer des avortements dans cet État, a contesté cette législation. Alors que les tribunaux au niveau fédéré, en première instance et en appel, avaient enjoint l’État à ne pas appliquer cette législation, la Cour suprême fédérale affirma que la Constitution ne confère pas un droit à l’avortement, et que les arrêts Roe et Casey étaient ainsi renversés.

Le fait de renverser deux jurisprudences établies depuis si longtemps a été considéré à l’aune du principe – cardinal en common law – du stare decisis (règle du précédent). Cette question, fréquemment évoquée, ne pourra être développée en détail dans cette courte chronique, mais il convient de rappeler que ce ne sont pas uniquement les jurisprudences Roe et Casey qui ont été renversées, mais aussi toutes les décisions prises par la Cour sous l’empire du droit constitutionnel à recourir à l’avortement [19]. Pour cette raison – et tant d’autres –, le revirement est majeur.

La Cour se fonde sur cinq facteurs afin de décider que les précédents doivent être renversés, dont deux seront ici examinés [20].

Premièrement, les précédents Roe et Casey manqueraient de fondements dans le texte constitutionnel, l’histoire, ou d’autres précédents. Cet argument repose sur le fait que la Constitution de 1787 ne mentionne pas l’avortement, et que ce droit n’est pas implicitement protégé par une disposition constitutionnelle [21]. Il s’agit d’un parangon de l’approche originaliste prônée par la Cour dans cette décision. En conséquence, le fondement juridique lié à la Due Process Clause et au Quatorzième Amendement est rejeté. Il est précisé que ces dispositions constitutionnelles peuvent théoriquement servir à garantir des droits non mentionnés par la Constitution, mais que lesdits droits doivent être « profondément enracinés dans l’histoire et la tradition de la nation » [22]. La Cour estime que ce n’est pas le cas en l’espèce.

Deuxièmement, les précédents Roe et Casey auraient court-circuité le processus démocratique. Si le lien entre le droit de recourir à l’avortement et le processus démocratique peut sembler ténu, le raisonnement est le suivant : les précédents imposaient un standard à tous les États fédérés, de manière uniforme. Selon les opposants à ces jurisprudences, cela privait les États – et a fortiori leurs peuples et représentants – de prendre des décisions concernant le droit de recourir à l’avortement par la voie démocratique [23]. Ainsi, l’argument consiste simplement à soutenir que la Cour n’est ni « pro-life » ni « pro-choice », mais qu’elle laisse aux États toute liberté d’autoriser ou d’interdire le recours à l’avortement. L’opinion dissidente conjointe des Juges Breyer, Sotomayor et Kagan s’oppose fermement à cette idée : pour eux, « Retirer à une femme son droit de choisir de poursuivre ou non sa grossesse ne veut pas dire qu’aucun choix n’est fait. Cela veut dire que la majorité de la Cour d’aujourd’hui a arraché ce choix aux femmes pour le donner aux États » [24].

Surtout, pour répondre à cet argument démocratique, l’opinion dissidente fait appel aux conséquences concrètes de l’arrêt Dobbs. Elle explique qu’un tel arrêt entraînera non seulement la suppression du droit de recourir à l’avortement dans certains États, mais aussi l’impossibilité pour certaines femmes, surtout de classes sociales peu aisées, de voyager dans d’autres États pour pouvoir y recourir. Plus encore, elle évoque la totale liberté conférée aux États qui pourront alors criminaliser le recours à l’avortement, le sanctionner de lourdes peines, potentiellement privatives de liberté.

Elle anticipe également des restrictions entre les États, c’est-à-dire que certains États empêcheront les femmes de voyager pour recevoir des soins dans un État qui autorise l’avortement, que certains criminaliseront ces efforts. Surtout, elle évoque le fait que l’arrêt Dobbs n’est pas formulé de telle manière à empêcher le gouvernement au niveau fédéral d’interdire l’avortement nationalement, éventuellement sans qu’aucune exception ne soit prévue. Dans ce cas, l’opinion des citoyens des différents États fédérés n’aurait alors aucune importance. Il s’agirait d’un retour à l’uniformisation consacrée par les arrêts Roe et Casey – abhorrée par les partisans de Dobbs, fervents admirateurs de l’argument démocratique – mais dans un sens substantiellement contraire : la suppression pure et simple du droit de recourir à l’avortement.

V – Conclusion : un arrêt contradictoire

Que retenir de ce bref panorama jurisprudentiel quand on s’intéresse aux notions de progrès et de régression ?

Premièrement, si l’on s’intéresse à la méthode d’interprétation de la Constitution américaine, il a été rappelé que le droit à l’avortement a été constitutionnellement garanti à partir de Roe v. Wade car la Cour suprême a majoritairement fait le choix d’une interprétation progressiste de la Constitution, promouvant la marche en avant, l’amélioration, raccrochant ce droit au Quatorzième Amendement. Dobbs, en revanche, par son interprétation originaliste, est le symbole de la régression, du retour à un état antérieur confortable dont la promotion n’est pas cachée par le Juge Alito rédigeant l’opinion de la Cour. Mais le plus frappant, ce qui a à la fois surpris et laissé de marbre, c’est que cinquante ans de jurisprudence ont été écrasés par la Cour suprême de l’État sans doute le plus représentatif de la règle du précédent (stare decisis). Ce principe pourrait être en droit notre bouée de sauvetage du progrès irrésistible.

Cette règle est selon l’expression de l’opinion dissidente, ’la pierre angulaire de l’État de droit’ en ce qu’elle contraint une cour à suivre sa propre jurisprudence afin de ’promouvoir le développement impartial, prévisible et cohérent des principes juridiques, encourager la confiance dans les décisions juridictionnelles et contribuer à l’intégrité réelle et perçue du processus judiciaire’ [25].

Mais comme Norberto Bobbio l’écrivait, il n’y a rien d’irrésistible dans un progrès moral, pas même le fait qu’il soit théoriquement protégé par un principe de common law multiséculaire.

Deuxièmement, après le courant originaliste, c’est la place des États fédérés qui a été au cœur de cette évolution jurisprudentielle, visant à défédéraliser le droit à l’avortement pour régresser à l’État du droit pré-1973 au niveau fédéral. L’argument mis en avant est celui de la nécessité démocratique de laisser les États fédérés, leurs peuples et représentants, décider sur cette question ; le niveau fédéral ayant empêché tout débat démocratique sur cette question en l’imposant par la voie judiciaire, et de manière uniforme du jour au lendemain, sur tout le territoire.

Cet argument est à mettre en lien avec la lecture originaliste de la Constitution à l’œuvre dans cette décision. En effet, il faut ici rappeler que le fédéralisme, aux États-Unis, est la condition de l’unité de la Nation. François Durpaire rappelle que « le ’pluralisme dans le droit’ est […] une condition de la cohésion démocratique » [26] aux États-Unis.

La diversité des lois – les unes relevant du fédéral, les autres des États fédérés – donne à l’observateur l’image d’un système politique baroque. Mais elle est, pour les Américains, la condition de leur démocratie [27].

C’est dans cet esprit que le fédéralisme américain est né, et c’est un esprit de progrès. Sans fédéralisme, pas d’États-Unis tels que nous les connaissons. La création de l’État, en elle-même un progrès, repose dessus. Le fédéralisme comme facteur de progrès aux États-Unis se distingue aussi dans Roe v. Wade : progrès constitutionnel assurément, progrès moral pour beaucoup.

Pourtant, le fédéralisme, à la lumière de Casey et Dobbs, est aussi un facteur de régression, puisque c’est le respect d’une certaine idée du fédéralisme fondateur des États-Unis qui est intervenu pour justifier ces deux décisions, au nom d’une nécessité démocratique. L’idée toutefois, derrière cette régression, serait de calmer l’opposition électrique entre pro et anti-avortement aux États-Unis, en rendant aux États fédérés la possibilité d’un débat démocratique et de votes sur le sujet (ce qui est largement discutable du fait de l’existence depuis des années de nombreuses trigger laws sur sujet, en prévision du renversement souhaité de Roe v. Wade). Mais le résultat est pour l’instant l’inverse. Michael C. Behrent prévenait :

À peine la décision ’Roe vs Wade’ renversée, le pays se divisera entre les États où l’avortement sera légal et ceux où il sera interdit. Cette situation ne risque guère de résoudre les tensions suscitées par la question du droit à l’avortement [28].

Renaud Lassus prévenait aussi, deux ans avant la décision, dans un chapitre « Unis dans la diversité ? Trois scénarios pour les États-Unis » au sein de son ouvrage. Le premier scénario, « du fédéralisme à l’affrontement ? » est explicite :

Ainsi, en fonction de ses décisions futures, la Cour suprême pourrait ouvrir un conflit fondamental, au détriment de la légitimité et de l’acceptation des institutions par tous les Américains. Le système institutionnel surreprésente, en effet, les visions conservatrices dans la composition de la Cour suprême. La jurisprudence de la Cour s’éloigne des préférences et du centre de gravité de l’opinion sur de nombreux sujets, comme la régulation des financements des campagnes électorales ou le contrôle des armes. Surtout, les membres de la Cour pourraient décider de remettre en cause des équilibres très sensibles sur des sujets comme le droit syndical, la protection de l’environnement et le droit des États fédérés à réguler ou sur des questions extrêmement passionnelles sur la contraception, l’avortement ou les droits des minorités. La Cour suprême pourrait ainsi provoquer une révolte d’une partie de l’opinion, qui ne se considérerait plus liée par ses jugements et qui contesterait radicalement la capacité de la Cour suprême à dire le droit, sans procéder de l’élection [29].

Celui-ci d’ajouter :

En pratique, ce scénario dessine une fragmentation juridique entre les différentes parties de l’Amérique qui ne porteraient plus les mêmes normes et les mêmes principes ; les États ruraux du centre des États-Unis, les États conservateurs du Sud et le Texas, la Californie, la côte Est et l’État de New York, Chicago et la Rust Belt. En particulier deux États pourraient déterminer des trajectoires et des évolutions différentes, la Californie et le Texas, en raison de leur poids démographique et économique. À certains égards, cette évolution aggraverait les problèmes américains [30].

Ce scénario confirme les premières réactions d’États fédérés qui ont suivi la décision Dobbs. Un bel exemple de fédéralisme promouvant l’unité dans la diversité. Il n’y a rien de plus contradictoire et régressif que l’arrêt Dobbs.

[1SCOTUS,Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. __,(2022). Extrait de l’opinion dissidente des Justices Breyer, Sotomayor et Kagan, p. 54-55.

[2ACADÉMIE FRANÇAISE, « Progrès » [en ligne],Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., disponible sur https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9P4507 [consulté le 20 septembre 2023].

[3BOBBIO Norberto, « Progrès scientifique et progrès moral », Cités, 3 (2001), vol. 7, p. 128.

[4BOBBIO Norberto, « Progrès scientifique et progrès moral », op. cit., p. 125.

[5BOBBIO Norberto, « Progrès scientifique et progrès moral », op. cit., p. 128.

[6SCOTUS, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. __,(2022).

[7FERCOT Céline, « Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization ou l’anéantissement du droit à l’avortement en tant que standard fédéral »[en ligne], La Revue des droits de l’homme, 2022, §19, disponible sur http://journals.openedition.org/revdh/14777 [consulté le 9 juillet 2023].

[8FERCOT Céline, « Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization ou l’anéantissement du droit à l’avortement en tant que standard fédéral », op. cit. ; SISSOKO-NOBLOT Marie, « Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. (2022). Requiem pour un mythe jurisprudentiel » [en ligne], JP Blog, mis en ligne le 15 juillet 2022, disponible sur https://blog.juspoliticum.com/2022/07/15/dobbs-v-jackson-womens-health-organization-597-u-s-2022-requiem-pour-un-mythe-jurisprudentiel-par-marie-sissoko-noblot/ [consulté le 20 septembre 2023] (pour ne prendre que ces deux exemples).

[9BARANGER Denis, La constitution : sources, interprétations, raisonnements, Paris, Dalloz, 2022, p. 69.

[10SCOTUS, Roe v. Wade, 410 U.S. 113, (1973).

[11SCOTUS, Union Pacific R. Co. v. Botsford, 141 U.S. 250, 251 (1891).

[12« We, therefore, conclude that the right of personal privacy includes the abortion decision, but that this right is not unqualified, and must be considered against important state interests in regulation ».

[13SCOTUS, Planned Parenthood of Southeastern Pennsylvania v. Casey, 505 U.S. 833, (1992).

[14« No evolution of legal principle has left Roe’s doctrinal footings weaker than they were in 1973. No development of constitutional law since the case was decided has implicitly or explicitly left Roe behind as a mere survivor of obsolete constitutional thinking. »

[15La viabilité du fœtus est estimée à 23-24 semaines environ dans l’arrêt Casey, qui précise malgré tout que ce standard est mouvant en fonction des évolutions scientifiques et des circonstances.

[16Voir par exemple les arrêts SCOTUS, H.L. v. Matheson, 450 U.S. 398, 407-410 (1981) ou encore SCOTUS, Hodgson v. Minnesota, 497 U.S. 417 (1990).

[17SCOTUS, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. __,(2022).

[18ZOLA Émile, Le Docteur Pascal, G. Charpentier, 1893, chapitre V, p. 130.

[19L’opinion dissidente le précise très clairement : « By overruling Roe, Casey, and more than 20 cases reaffirming or applying the constitutional right to abortion, the majority abandons stare decisis, a principle central to the rule of law. »

[20Les trois autres facteurs sont le fait que les règles établies dans les précédents n’ont pas été jugées réalisables, les précédents auraient causé des distorsions juridiques dans d’autres doctrines sans lien avec l’avortement et le renversement ces précédents ne bouleverserait pas les « concrete reliance interests » (en substance, le fait pour les personnes de se reposer sur le fait qu’une option juridique est possible. Par exemple, sous l’empire de Roe/Casey, les femmes agissaient en sachant qu’il existait une solution en cas de grossesse non désirée : elles pouvaient se reposer sur une option juridique possible. Avec Dobbs, la Cour estime que le fait de ne pas garantir un droit national de recours à l’avortement ne change pas cette attente).

[21Voir l’opinion séparée concurrente du Juge Kavanaugh : « The issue before this Court, however, is not the policy or morality of abortion. The issue before this Court is what the Constitution says about abortion. The Constitution does not take sides on the issue of abortion. The text of the Constitution does not refer to or encompass abortion.  »

[22Voir SCOTUS, Washington v. Glucksberg, 521 U.S. 702, 721 (1997).

[23Le Juge Kavanaugh insiste particulièrement sur ce point dans son opinion séparée concurrente : «  […] the Court’s decision properly leaves the question of abortion for the people and their elected representatives in the democratic process. Through that democratic process, the people and their representatives may decide to allow or limit abortion. »

[24SCOTUS, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. __,(2022). Extrait de l’opinion dissidente des Justices Breyer, Sotomayor et Kagan, p. 52.

[25SISSOKO-NOBLOT Marie, « Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. (2022). Requiem pour un mythe jurisprudentiel », op. cit.

[26DURPAIRE François, Histoire des États-Unis, Paris, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 2023, p. 29.

[27DURPAIRE François, Histoire des États-Unis, op. cit., p. 24.

[28BEHRENT Michael C., « États-Unis : l’avortement et le droit des États », Esprit, 7 (2022), p. 12.

[29LASSUS Renaud, Renouveau de la démocratie en Amérique, Paris, Odile Jacob, 2020, p. 187.

[30LASSUS Renaud, Renouveau de la démocratie en Amérique, op. cit., p. 189-190.

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