L’attaque en terres israéliennes par le Hamas, groupe terroriste défendant l’indépendance de la Palestine, et la riposte qui s’en est suivie, déchaînent l’actualité depuis plusieurs mois. Les citoyens défendant les intérêts des Palestiniens multiplient les appels au boycott des produits israéliens pour alerter le consommateur sur le fait que ses choix participent, même de manière indirecte, à la politique israélienne.
Un boycott se définit comme « l’interdiction ou le blocus matériel et moral prononcé contre un individu, un groupe, un pays et les biens qu’il met en circulation » [1]. Comme l’actualité le démontre, l’incitation au boycott est toujours une problématique intéressante en ce qu’elle s’inscrit dans un contexte politique et géopolitique particulier.
Les cibles de ces appels au boycott ne se réduisent pas aux produits israéliens. Nombreux sont ceux qui ne semblent pas faire l’objet d’une attention particulière du Ministère public. Par exemple, celui lancé à l’encontre de la tenue de la coupe du monde de football ayant lieu au Qatar en 2022 par plusieurs associations ayant pour objet la défense des droits humains en raison des mauvais traitements qu’auraient subis les ouvriers ayant participé à l’érection des complexes sportifs ou encore par des associations de lutte pour la préservation de l’environnement relativement aux conséquences sur l’écosystème qu’un tel évènement engendrerait. En revanche, le cas de l’appel au boycott des produits israéliens semble bel et bien être le seul qui fasse l’objet d’une attention particulière du Parquet.
Alors que de nombreux pays occidentaux comme l’Allemagne depuis 1958 [2], les États- Unis depuis 1982 [3], ou encore le Royaume-Uni depuis 2018 [4], perçoivent l’appel au boycott avant tout comme un droit de critique d’une politique étatique offert aux citoyens afin de dénoncer, la France, à l’opposé, a longtemps persisté à considérer qu’un appel au boycott renferme une volonté discriminatoire de l’auteur justifiant parfois, selon la cible du boycott, des poursuites judiciaires. Ce serait alors affirmer que, pour nombre de citoyens auteurs d’appels au boycott, celui-ci n’est pas motivé par un mobile politique mais par le rejet d’un pays et des citoyens qui le composent.
Un arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris en date du 24 mai 2012 [5] illustre parfaitement les deux facettes de cette problématique. La militante, auteure de l’appel au boycott, poursuivie pour provocation à la discrimination [6], argue que le boycott « est un mode de protestation à caractère pacifique qui vise, en l’espèce, non les citoyens israéliens, mais la politique suivie par leur gouvernement », tandis que les parties civiles, militantes pour la protection des droits des Israéliens, jugent que ce boycott vise « les producteurs israéliens à raison de leur appartenance à l’ État d’Israël » et que cet acte « suggère des réflexes de haine et de violence à l’encontre d’une partie de la population juive ». Ces deux points de vue antagonistes sont tout à fait concevables. L’un prétend uniquement participer à un débat de politique internationale, l’autre y voit un appel à la discrimination motivé par l’antisémitisme.
Par deux arrêts du 20 octobre 2015 [7] (dont aucun n’est issu de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 24 mai 2012 précité), la Cour de cassation considère que ces appels au boycott « provoquaient à discriminer les produits venant d’Israël, incitant les clients à ne pas acheter ces marchandises en raison de l’origine des producteurs et fournisseurs, lesquels, constituaient un groupe de personnes, appartenant à une nation déterminée », […] « la provocation à la discrimination ne saurait entrer dans le droit à la liberté d’opinion et d’expression dès lors qu’elle constitue un acte positif de rejet, se manifestant par l’incitation à opérer une différence de traitement à l’égard d’une catégorie de personnes, en l’espèce les producteurs de biens installés en Israël ». Ces arrêts démontrent que, selon la Haute Cour, l’appel au boycott des produits israéliens est une incitation à la discrimination, au rejet des ressortissants israéliens, et non un moyen de critique de la politique menée par un État. Cette solution n’est guère surprenante en ce qu’elle est guidée par deux circulaires émises par la Chancellerie sur cette question : les circulaires Alliot-Marie du 12 février 2010 [8] et Mercier du 15 mai 2012 [9]. Elles-mêmes résultent d’une mésinterprétation de la position de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, la Cour européenne dans un arrêt Willem c/France [10] en 2009, avait refusé de consacrer le bénéfice de la protection de l’article 10 à un maire qui avait été sanctionné pour avoir procédé à un embargo des produits en provenance d’Israël. En l’espèce, la Cour conclut à la non-violation par la France de la liberté d’expression du maire ayant été condamné en avançant le fait que son choix d’instaurer un embargo sur les produits israéliens « correspondait à une démarche discriminatoire et, de ce fait, condamnable » (§ 34). Toutefois, ce n’est pas l’usage du boycott qui conduisit au constat de non-violation, mais la qualité d’élu de son auteur qui, de ce fait, était tenu à une certaine forme de neutralité. Le boycott de produits israéliens, et par extension son appel, reste envisageable lorsqu’il est initié dans le but d’alerter le public sur la politique menée par l’État (§ 37). En 2015, la Cour de cassation estime, à l’inverse, que l’appel au boycott des produits israéliens a pour effet d’inciter à la discrimination en raison de l’origine des produits et, par extension, à une différence de traitement fondée sur la nationalité des producteurs, faisant un amalgame entre produits israéliens et producteurs israéliens. La Cour de cassation estime que l’appel au boycott n’est pas une critique d’une politique mais un discours haineux.
La Cour européenne des droits de l’homme va de nouveau être saisie sur cette question à la suite de ces deux arrêts du 20 octobre 2015 donnant ainsi lieu à l’arrêt Baldassi et a. c/ France du 11 juin 2020 [11]. À l’occasion, en condamnant la position française pour violation de l’article 10, elle consacre la protection de l’appel au boycott des produits israéliens comme moyen de critique politique (I). Malgré cette condamnation, la réception par la France s’est faite en demi-teinte, opposant la Chancellerie, réticente, à la Cour de cassation ayant favorablement accueilli la solution européenne (II). Les juges français ont ainsi pleinement entériné la critique politique comme mobile légitimant des comportements répréhensibles (III).
I- La consécration strasbourgeoise de la protection de l’appel au boycott des produits israéliens : une consécration limitée à la critique politique
Pour comprendre le caractère limité de la protection conventionnelle du droit d’appeler au boycott à la seule critique politique, il convient d’analyser le raisonnement adopté par la Cour de Strasbourg (A). Cette protection n’est point générale mais conditionnée, le boycott doit être « ciblé » (B).
A- Le raisonnement adopté par la Cour de Strasbourg
L’arrêt Baldassi et a. c/ France regroupe sept requérants français, tous condamnés pour avoir appelé au boycott des produits israéliens à l’occasion de leur participation à des rassemblements orchestrés par un collectif dans un commerce de grande distribution. Ils avaient étiqueté des produits comme originaires d’Israël et même distribué des tracts explicitant la raison de cette action. Ces faits eurent pour conséquence la condamnation des requérants sur le fondement de l’article 24, alinéa 8 (aujourd’hui alinéa 7) de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse réprimant le délit de provocation à la discrimination à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une nation.
Loin de suivre la solution nationale, la Cour européenne des droits de l’homme prononce la condamnation de la France pour violation de l’article 10. Elle constate que « le droit français interdit tout appel au boycott de produits à raison de leur origine géographique, quels que soient la teneur de cet appel, ses motifs et les circonstances dans lequel il s’inscrit », elle en déduit que « le juge interne n’a pas établi qu’au regard des circonstances de l’espèce, la condamnation des requérants en raison de l’appel au boycott de produits en provenance d’Israël qu’ils ont lancé était nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre le but légitime poursuivi » (§ 77). La solution adoptée par la Cour de cassation en 2015 condamne, par principe, l’appel au boycott sans démontrer que le mobile de l’auteur était non pas d’alerter sur la politique israélienne en Palestine, mais d’inciter à discriminer en raison de l’appartenance nationale ou à la religion de l’auteur, motifs prohibés ne permettant pas à l’auteur de bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention. Ce faisant, la Cour de cassation ne permettait pas aux justiciables de s’exprimer par la voie du boycott sur ce sujet brûlant. C’est la prohibition de principe du boycott des produits israéliens qui amène les juges strasbourgeois à conclure à la violation de l’article 10.
Les raisons ayant guidé le juge européen pour parvenir à la conclusion de la violation de l’article 10 de la Convention sont multiples : premièrement, toute incitation à traiter différemment ne serait pas toujours une incitation à la discrimination (§ 64). Il convient alors de revenir à une définition générale de la discrimination pour apprécier cette affirmation. Selon le Professeur Miné, une discrimination est « un traitement défavorable, injustifié et illégal d’une personne » [12]. La réunion de ces trois éléments est nécessaire pour établir l’existence d’une discrimination. Les motifs prohibés de discrimination sont listés à l’article 225-1 du Code pénal. La notion de personne concerne aussi bien les personnes physiques (alinéa premier) que les personnes morales (alinéa second). Alors appliqué à la problématique de l’appel au boycott, c’est le motif qui fonde la différence de traitement qui sert à déterminer si la situation étudiée est une distinction ou une discrimination puisque comme l’affirme justement Stéphane Detraz « d’un point de vue strictement matériel, une discrimination est précisément une différence de traitement » [13]. Deuxièmement, la Cour mobilise la notion de débat d’intérêt général. Elle affirme que « la question de la responsabilité internationale des sociétés commerciales quant à la violation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés […] exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression. En effet, […] les actions et les propos reprochés aux requérants concernaient un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et de la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, et s’inscrivaient dans un débat contemporain, ouvert en France comme dans toute la communauté internationale » (§ 78). Ainsi, la question de la politique menée par l’État d’Israël en Palestine relève, selon la Cour, d’un débat d’intérêt général, ce qui est indiscutable au regard de l’importance que le débat public consacre à cette question. Néanmoins, elle rappelle que ce fait justificatif de débat d’intérêt général n’est pas invocable du seul fait que le sujet intéresse la société. La curiosité du public, la soif d’information des citoyens ne suffit point. La Cour soumet le prévenu à la démonstration d’une base factuelle suffisante [14], c’est-à-dire que l’auteur du propos doit, lorsqu’il s’agit d’un jugement de valeur, ce qui est le cas de notre thématique, démontrer qu’il ressort, d’une enquête préalable, certains éléments factuels qui lui permettent d’étayer ses propos. Celui qui appelle au boycott des produits israéliens commercialisés par une société doit apporter la preuve d’éléments laissant penser que celle-ci participe à la politique étatique en terres palestiniennes. Troisièmement, la Cour poursuit son raisonnement en affirmant que « ces actions et ces propos relevaient de l’expression politique et militante » (§ 78). Or, la Cour renvoie le lecteur à l’arrêt Mamère c/France, lequel affirme que les expressions politiques, militantes bénéficient d’une forte protection [15]. Les juges déclarent que le statut du requérant, homme politique, couplé au fait que les faits énoncés participent à un débat d’intérêt général entraînent une restriction de la marge d’appréciation nationale. Enreprenant la logique de l’arrêt Mamère c/France, dont le protagoniste est aussi un maire, la Cour accorde aux associations militantes de la cause palestinienne, auteures d’appels au boycott des produits israéliens, un degré de protection identique à celui reconnu aux professionnels de la vie politique. Cela est dans la continuité de sa jurisprudence puisque, déjà dans l’arrêt Willem c/ France, c’est la qualité de maire, laquelle lui imposait de respecter une certaine exigence de neutralité, qui avait été prise en compte par la Cour pour le priver de la protection de l’article 10 de la Convention. Cette distinction laisse supposer que ladite protection reste exclue si l’auteur de l’appel au boycott est soumis à une obligation de réserve en raison de sa qualité [16]. Quatrièmement, elle constate une tendance internationale à admettre le boycott comme moyen d’expression. Pour cela, elle se réfère au droit britannique, au droit allemand, au droit américain [17], mais aussi à la Fédération internationale des droits de l’homme ou encore à la Ligue des droits de l’homme (§ 79). Cette tendance est examinée comme un consensus européen, la France faisant figure d’exception, ce qui restreint sa marge d’appréciation sur cette thématique.
En somme, le juge européen invite le juge interne à prendre en considération aussi bien la forme que le fond c’est-à-dire les moyens utilisés, qui doivent être pacifiques, le motif de l’appel, qui doit être un but politique et non de propagation de la haine, et la qualité de la personne auteure de cet appel. Ces éléments de contexte vont permettre de justifier la répression de l’exercice abusif de la liberté d’expression de l’auteur de l’utilisation de la forme pénale nécessaire et proportionnée dans une société démocratique. Lorsque l’appel au boycott est utilisé pour propager la haine, cela constitue un abus de la liberté d’expression. Ce droit d’appeler au boycott, en exigeant la preuve d’un lien entre la cible visée et l’action entreprise contre elle, se veut « ciblé ».
B- La consécration strasbourgeoise du boycott « ciblé »
Cet arrêt consacre le boycott « ciblé » puisque c’est le contexte qui va déterminer si le justiciable est éligible à la protection de l’article 10 de la Convention. En soumettant le bénéfice du fait justificatif de débat d’intérêt général à la démonstration par l’auteur d’une base factuelle suffisante, cela suppose que le prévenu apporte des éléments suffisants lui permettant de penser que la cible de son action entretient bien des liens avec le gouvernement israélien sur le dossier de l’administration des terres palestiniennes. Le simple fait que la cible soit israélienne ou y exerce une activité de commerce est insuffisant. La Cour exige la démonstration d’un lien. Un appel au boycott visant les producteurs israéliens dans leur ensemble ne saurait être protégé. La nécessité de démontrer un lien permet de dissiper tout doute sur le fait que cet appel au boycott ne cache pas en réalité une volonté de discriminer en raison de l’appartenance nationale, voire une discrimination en raison de la religion. Il ne fait aucun doute que si un justiciable porteur d’un message haineux formait une requête, la Cour n’hésiterait pas à mobiliser l’article 17 de la Convention, véritable « article guillotine » [18], qui prive celui-ci du droit de « se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés » [19] reconnues par elle. La Cour européenne, en exigeant une base factuelle suffisante, en posant l’obligation d’une enquête préalable sérieuse, « d’éléments qui pourraient laisser penser que », admet qu’une marge d’erreur est possible, le militant qui se serait trompé de bonne foi, est protégé. Eu égard aux conséquences importantes que peuvent avoir ces actions sur leur cible, notamment financières mais aussi sur leur réputation, le juge doit être particulièrement pointilleux concernant l’enquête menée et la crédibilité des sources. Ainsi, le producteur directement visé par ce boycott « ciblé », s’il était accusé à tort de participer à la politique étatique en terres palestiniennes, aurait la possibilité d’ester en justice sur le terrain de la diffamation et pourrait espérer que le diffamateur soit condamné si son enquête s’avère peu poussée. Un parallèle avec la protection conventionnelle des lanceurs d’alerte [20] est pertinent. Ils bénéficient d’une protection particulière lorsqu’ils s’adressent à l’opinion publique, la Cour fait d’eux des vecteurs de l’intérêt général [21]. De la même manière, un militant appelant au boycott des produits israéliens cherche, en s’adressant à l’opinion publique, à défendre les droits humains, ce qui pourrait être vu comme une défense de l’intérêt général au sens de « l’intérêt général de l’humanité ».
La Cour, en accordant à l’auteur de l’appel au boycott, la protection de l’article 10 au motif que celui-ci fait une critique politique et n’incite pas à la haine, valide la critique politique comme étant un mobile justifiant un comportement discriminatoire.
La solution de l’arrêt Baldassi et a. c/ France n’a pas été accueillie de la même manière en France par les différents acteurs ayant à se pencher sur cette problématique.
II- La réception française en demi-teinte de l’arrêt
La réception française de la solution européenne fut contrastée : La Chancellerie est réticente à admettre la licéité de l’appel au boycott des produits israéliens (A) tandis que la jurisprudence a pleinement assimilé la solution européenne malgré une argumentation critiquable (B).
A- Une réticence marquée de la Chancellerie à admettre la licéité de l’appel au boycott des produits israéliens
À la suite de sa condamnation, la France aurait dû mettre fin à la politique de poursuites systématiques des auteurs d’appels au boycott des produits israéliens. Vaine espérance. En réaction, le Ministère de la Justice a adressé, le 20 octobre 2020, une dépêche à destination des procureurs (qui ressemble bien davantage à une ordonnance de politique pénale) consacrée à « la répression des appels discriminatoires au boycott des produits israéliens » [22]. Le contenu de celle-ci laisse dubitatif. La dépêche affirme, à demi-mot, que l’appel au boycott des produits reste un acte ayant pour but de discriminer en raison de l’origine des producteurs et nécessite le lancement de poursuites pénales. La rédaction de ladite dépêche laisse penser qu’il existerait un lien intrinsèque entre appel au boycott des produits israéliens et le mobile antisémite de l’auteur alors que la position européenne est sans équivoque : l’appel au boycott est en principe licite sauf à démontrer que celui-ci « dégénère » et sert de moyen pour propager un discours de haine. Il reviendrait au prévenu de prouver la critique politique pour échapper à la condamnation, la mauvaise foi étant alors présumée. Alors, tout appel au boycott des produits israéliens constituerait un délit d’incitation à la discrimination. Le Ministère de la Justice tente bien de conserver la vision du boycott des produits israéliens adoptée par la Cour de cassation en 2015. Toutefois, la position radicale de la dépêche est à relativiser. Celle-ci, intégrant les remontrances de l’arrêt Baldassi et a. c/ France, demande que l’on prenne en considération le contexte (page 2) afin de statuer sur la licéité d’un appel. Cela peut paraître conforme à l’exigence européenne. La réalité est autre : la dépêche s’épargne la peine de préciser quels éléments de ce-dit contexte seraient à apprécier pour déterminer si les poursuites sont opportunes. Elle n’évoque que le « contexte », elle reste assez vague et poursuit le raisonnement déductif institué par la rédaction de l’alinéa 7 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.
Les éléments de contexte guidant le procureur dans son raisonnement pourraient être les suivants : d’une part, concernant les moyens, les appels au boycott pacifiques visant à alerter sur la possible violation des droits humains par l’État d’Israël en Palestine, qui ne font qu’informer l’acheteur qu’il consomme des produits israéliens, sans injonction, sans exercer sur lui la moindre contrainte, lui laissant la liberté de se porter acquéreur, relèvent alors de la. liberté d’expression. D’autre part, concernant la personne du militant, ce sont les idées défendues précédemment et le passé judiciaire qui nous apparaissent utiles afin de s’assurer de la volonté du militant de critiquer une politique plus que d’inciter à la haine. Par exemple, il nous paraît impératif de traiter différemment un appel au boycott lancé par une association qui a pour objet la défense des droits humains, qui n’a jamais fait l’objet d’une condamnation pénale, et le cas d’un militant précédemment condamné pour incitation à la haine en raison de l’appartenance nationale ou religieuse. À titre d’illustration, certes un peu caricaturale, il faudrait distinguer un appel au boycott lancé par l’association Amnesty International, qui a pour but la défense des droits humains, qui n’a jamais été condamnée pour des propos incitant à la haine, d’un appel lancé par Dieudonné M’Bala M’Bala condamné à de multiples reprises pour des propos à teneur antisémite. Le procureur pourrait alors, au vu du passé pénal de l’auteur, penser que celui-ci agit dans le but d’inciter à la haine plus que dans celui de critiquer la politique israélienne et pourrait aisément justifier les poursuites. Le passé judiciaire ne suffit pas, à lui seul, puisque cela pourrait être vu comme une « chasse aux sorcières » des personnes condamnées pour incitation à la discrimination par le passé. Inciter ces personnes à s’abstenir de toute critique de la politique israélienne en Palestine serait alors une atteinte disproportionnée à leur liberté d’expression. De plus, ces personnes pourraient avancer que l’on tente de les « censurer », ce qui serait contre-productif en ce que les adhérents à leurs « idées » dénonceraient sûrement des « persécutions ». Pour résumer, les éléments de contexte qui permettent d’apprécier l’opportunité des poursuites d’un appel au boycott seraient bien davantage, la teneur des propos, la prudence dans l’expression et la personne émettrice. Peut-être la Chancellerie voulait-elle poser d’autres éléments tirés du contexte pour guider les procureurs. Ce manque de précision est fort regrettable en ce qu’il ne préserve pas de l’arbitraire.
Enfin, la dépêche s’avère particulièrement lacunaire : elle ne traite que des cas d’appels au boycott des produits israéliens. Quid des appels au boycott menés par les partisans du belligérant israélien sur les produits palestiniens ? Des appels au boycott lancés à l’encontre des produits de pays soutenant la politique israélienne ? Des appels au boycott lancés à l’encontre des personnes qui se refusent à exprimer leur position sur ce conflit ? Des appels au boycott concernant la défense d’autres peuples tels que les appels au boycott lancés contre les produits chinois en raison du traitement supposément infligé aux Ouïgours ? La question se pose de savoir si les procureurs vont suivre la dépêche, qui ne cible que le cas du boycott des produits israéliens, et, perpétuer la logique de l’arrêt de la Cour de cassation de 2015 ou bien se plier aux exigences de la Cour européenne pour apprécier un appel au boycott et procéder à un contrôle plus rigoureux. La seconde solution doit être privilégiée. Le Ministère public devrait ignorer la dépêche et se référer à la méthode tracée par l’arrêt Baldassi et a. c/ France à savoir faire une distinction nette entre le discours militant exprimant une opinion politique et les propos haineux. Selon le magistrat Poissonnier et le Professeur Dubuisson [23], avec lesquels nous sommes en accord, la rédaction, pour le moins confuse, laisse penser qu’il s’agit d’une tentative pour « sauvegarder le délit à tout prix », afin de conforter la position de la Cour de cassation en 2015 au mépris de la position strasbourgeoise à laquelle la France est censée se conformer. La politique pénale induite par la rédaction de la dépêche semble vouloir user de la procédure comme un moyen de pression de nature à décourager les militants d’appeler au boycott des produits israéliens, même si ceux-ci en ne critiquant qu’une politique, bénéficient à ce titre de la protection de l’article 10 de la Convention. La dépêche semble chercher à se servir du poids que font peser des poursuites pénales sur un citoyen (pression morale, coût financier etc.) comme d’un moyen d’inviter au silence, de censurer l’expression sur cette question plutôt que de se limiter à poursuivre les comportements attentatoires aux valeurs défendues par la loi. En somme, les magistrats du Parquet sont invités à défier la Cour européenne des droits de l’homme. Du côté des magistrats du siège, la tendance est autre. La jurisprudence française s’est conformée à la solution strasbourgeoise. Si l’appel au boycott comme moyen d’expression est désormais protégé à condition de ne pas servir un discours de haine, il faut reconnaître que la motivation du juge, assise sur un contrôle de proportionnalité, est maladroite.
B- Une admission maladroitement assise sur un contrôle de proportionnalité
La jurisprudence française n’a pas attendu la condamnation de la France pour modifier sa position. La solution strasbourgeoise a été anticipée par la jurisprudence et ce, depuis 2017 par le tribunal de grande instance de Paris [24]. Dans son jugement, le juge exige, pour que le délit d’incitation à la discrimination soit caractérisé, que l’ensemble de la communauté soit visé. En l’espèce, l’utilisation par le prévenu des expressions « Syndicat du crime organisé », « voleurs sionistes en bande organisée » ou encore de « colonisation des terres palestiniennes », se réfère à la politique étatique et non à l’ensemble des ressortissants israéliens. Cette conclusion amène le tribunal à prononcer la relaxe. Cette position doit être saluée pour son courage en ce qu’elle défie sciemment la Cour de cassation de 2015. Dans le même sens, la Chambre criminelle elle-même, en 2018, considère que le délit n’est pas caractérisé lorsque le message porté amène le potentiel acquéreur à reconsidérer son choix par une pratique dite de « nudge » c’est-à-dire l’incitant de manière indirecte à ne pas se porter vers les produits israéliens tout en laissant le choix final à ce dernier. Autrement dit, le prévenu ne peut être condamné quand il tente de pousser le consommateur à modifier son comportement de lui-même sans injonction [25]. Ces jurisprudences devancent pleinement la solution européenne puisqu’elles consacrent l’appel au boycott pacifique des produits israéliens. Cette appréciation sera confirmée par la jurisprudence de la Haute Cour postérieurement à l’arrêt strasbourgeois.
La Cour de cassation a eu de nouveau l’occasion de se pencher sur la question de la licéité de l’appel au boycott des produits israéliens le 17 octobre 2023 [26]. En l’espèce, le Collectif 69 s’est rendu devant une pharmacie afin de distribuer des tracts incitant au boycott des produits commercialisés par la société israélienne Teva. Les militants avancent que les bénéfices seraient en partie destinés à soutenir les dépenses de l’armée israélienne pour ses opérations en terres palestiniennes. Cette initiative a connu un retentissement important grâce au mouvement CAPJPO-Euro-Palestine relayant l’accusation sur un réseau social. La société victime a porté plainte pour provocation publique à la discrimination en raison de l’appartenance nationale (article 24, alinéa 7 de la loi du 29 juillet 1881) contre la directrice de publication du site. Les juges du fond ont prononcé la relaxe de la prévenue retenant notamment que l’action relève de la liberté d’expression en s’appuyant sur le mobile politique. La Cour de cassation fait une stricte application du fait justificatif du débat d’intérêt général en prenant en compte la démarche militante de l’auteur de l’appel. Elle poursuit en constatant que les termes utilisés étaient « modérés, n’incitant pas à des actes violents ni des atteintes aux biens ou aux personnes, ni même à provoquer à des comportements discriminatoires […] et ne visait pas la société en raison de son appartenance à la nation israélienne mais en raison de son soutien financier supposé aux choix politiques des dirigeants de ce pays à l’encontre des Palestiniens ». Elle en déduit alors que la prévenue « n’a pas outrepassé les limites de son droit à la liberté d’expression ». Ce qui est à retenir en l’espèce, c’est l’application de la jurisprudence européenne par la Cour de cassation [27]. Elle prend en compte la qualité de militant, la prudence des propos, les sources, sur lesquelles reposent les allégations et les circonstances en constatant que les militants n’ont fait preuve d’aucune violence, laissant le choix au consommateur de se procurer les produits ciblés.
Bien que la solution soit conforme aux exigences européennes, elle nous laisse perplexe tant le raisonnement mené par les juges est malhabile. Ils effectuent un contrôle de proportionnalité et mettent en balance les intérêts de la société et ceux du militant à s’exprimer sur cette question pour en conclure que la répression serait disproportionnée à l’objectif poursuivi. Ce contrôle de proportionnalité est inopportun en ce que celui-ci ne peut avoir lieu que si le juge considère que le délit est objectivement constitué mais que les conséquences de la répression entraîneraient une violation de la Convention. Or, en l’espèce, le juge estime que le délit n’est pas constitué. Alors, il est inutile de se poser la question de la proportionnalité des effets de la répression. Étonnante manière de procéder tant le contrôle de proportionnalité fait partie intégrante de la jurisprudence nationale depuis plus d’une décennie maintenant [28].
Cette solution de la Haute Cour entérine la critique politique comme mobile permettant aux militants d’échapper à toute condamnation pénale.
III- La critique politique par l’appel au boycott comme mobile légitimant des comportements répréhensibles
La France, en admettant que la critique politique relève de la liberté d’expression par le biais du fait justificatif de débat d’intérêt général, induit la neutralisation d’un certain nombre de comportements qui sont répréhensibles en droit interne. Ainsi, ne sont pas sanctionnables, certains comportements discriminatoires (A) ou encore l’entrave à l’exercice normal d’une activité économique (B).
A- La critique politique : un mobile justifiant un comportement discriminatoire
En exigeant la démonstration d’un lien entre la cible du boycott et son soutien à la politique israélienne, la Cour de cassation, suivant la Cour européenne, proscrit tout boycott général qui viserait les producteurs en raison de leur nationalité. Ainsi, celui qui cible les produits ou une personne déterminée et non l’ensemble des personnes ne peut être condamné sur le fondement de l’alinéa 7 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 puisque celui-ci ne vise que les incitations discriminatoires envers les personnes ou groupes de personnes et non lesbiens. De plus, le délit de provocation à la discrimination notamment en raison de l’appartenance nationale ne peut être considéré comme constitué lorsque le militant critique exclusivement une politique. En effet, le juge procède par étapes : il doit caractériser la provocation puis établir le mobile discriminatoire, un dol. La preuve de la provocation « résulte de la rédaction même de l’écrit » [29] mais que « la recherche de ce quasi-dol général permet essentiellement aux juges du fond de constater » [30], « que tant par son sens que par sa portée le texte incriminé tend à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées » [31]. Alors la rédaction de l’écrit ne saurait qualifier la volonté provocatrice de l’auteur mais il faut encore démontrer qu’un mobile discriminatoire animait son auteur. Or, il est « rare que le mobile ségrégationniste ne puisse pas être objectivement caractérisé. Il se déduit du propos lui-même » [32].
Alors rapporté au boycott des produits israéliens, le fait même d’appeler à un tel acte est bien une provocation à opérer une différence de traitement. Le premier critère est rempli. Le juge doit établir le mobile ségrégationniste de l’auteur, et donc, se pencher sur ce qui anime la prise de parole du prévenu. Or, supposer qu’un appel au boycott des produits vise des personnes en raison de leur nationalité, cela revient à sous-entendre que l’intégralité des produits en provenance d’Israël sont fabriqués par des ressortissants israéliens, ce qui est un non-sens. C’est la principale raison pour laquelle la position de la Cour de cassation en 2015 fut fortement critiquée par la doctrine, à raison, puisqu’elle ne préservait aucun espace à la liberté d’expression pour la critique de la politique israélienne par le biais du boycott. La Cour de cassation s’était livrée, selon Lyn François, à un examen « de pure forme » [33], sans examiner la finalité de cet appel, sans établir véritablement le mobile de l’auteur fondé sur l’appartenance nationale ou religieuse des producteurs. Au contraire, désormais, la Cour de cassation, à l’instar de la Cour de Strasbourg, fait bien la distinction en protégeant celui qui fait état d’un mobile politique, qui critique une position étatique, et non pas celui animé par un mobile contraire aux valeurs défendues concomitamment par la Convention et par la France.
Il est fâcheux de constater, concernant l’arrêt du 17 octobre 2023, que les poursuites persistent à se fonder sur l’alinéa 7 de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 alors que celui-ci ne serait applicable que si l’auteur de l’appel au boycott visait une personne ou un groupe de personnes en raison d’un mobile haineux, privant celui-ci de la protection de l’article 10. En l’espèce, une personne est visée en raison de ses choix politiques, mobile qui neutralise l’infraction. Cet élément semble passer sous le radar des juridictions françaises.
La protection de l’appel au boycott a également pour conséquence directe de permettre à des militants d’inciter l’opinion publique à adopter un comportement discriminatoire fondé sur l’opinion politique de la personne visée. L’article 225-1 du Code pénal dispose que toute discrimination fondée sur l’opinion politique, aussi bien à l’encontre d’une personne physique (alinéa premier) que d’une personne morale (alinéa second) est punissable. Or la consécration du boycott « ciblé », c’est-à-dire qui exige la démonstration d’un lien entre la personne victime et sa participation à la politique israélienne en terres palestiniennes, revient à justifier une discrimination fondée sur les opinions politiques de la personne. Ainsi, le producteur qui soutiendrait la politique israélienne doit s’abstenir de toute promotion publique afin de ne pas subir de conséquences économiques pour sa société. Elle incite indirectement à l’autocensure dans l’expression sur un sujet si sensible, celui-ci se retrouve en porte-à-faux entre son droit à l’expression, de participer au débat public, et ses intérêts économiques.
Plus encore que de justifier un comportement discriminatoire, la consécration de l’appel au boycott va également permettre de légitimer une atteinte économique.
B- La critique politique : un mobile justifiant une atteinte économique
Les militants visant par leurs actions à dissuader le consommateur de se porter acquéreur de produits en provenance d’Israël ont parfois été poursuivis sur le fondement de l’article 225-2 2° du Code pénal qui réprime toute discrimination à l’encontre d’une personne, physique ou morale, lorsqu’elle consiste à entraver l’exercice normal d’une activité économique. Cette incrimination fait sens puisque le but même des militants est de faire pression sur les sociétés importatrices de produits israéliens en s’attaquant à elles sur le plan économique. C’est notamment le cas du maire Willem qui saisira la Cour européenne des droits de l’homme par la suite dans l’arrêt précité. La Cour d’appel de Douai retient que « l’appel au boycott de produits ayant une certaine provenance constitue une entrave à l’exercice normal de l’activité économique des producteurs en raison de leur appartenance à une nation » au sens de l’article 225-2 2° du Code pénal [34]. Cette qualification ne fut pas remise en question par la Chambre criminelle qui rejeta le pourvoi formé par le maire Willem [35]. Suivant la logique de l’arrêt du 17 octobre 2023, les militants sont désormais également protégés, ne peuvent être condamnés sur le fondement de cet article, à la condition qu’ils agissent sans injonction, qu’ils ne fassent qu’alerter le consommateur sur les conséquences de ses choix. Ainsi, seul le « nudge » est admis et non pas l’utilisation de la violence ou le retrait de produits en raison de leur provenance.
Malgré nos réserves, force est de constater que le droit d’appeler au boycott des produits israéliens de manière pacifique fait désormais partie intégrante du droit à la liberté d’expression reconnu aussi bien par la Cour européenne des droits de l’Homme que par les juges du Quai de l’Horloge. Depuis cette consécration, le juge se doit d’être particulièrement attentif au motif de ce boycott, à ce que cet appel au boycott constitue un débat d’intérêt général, ne serve pas de paravent à une incitation à la discrimination en raison de l’appartenance nationale ou religieuse. Alors dans ce cas, la limitation de la liberté d’expression devient nécessaire dans une société démocratique privant l’auteur de la protection de l’article 10 de la Convention. Ainsi, sera protégé l’auteur de boycott des produits israéliens qui n’use pas de moyens violents, qui n’incite pas à la haine mais qui ne fait qu’exprimer son opinion sur la politique mise en œuvre par l’État d’Israël sur les terres sous administration palestinienne notamment en raison de la violation des droits humains. De plus, il s’agit de prouver une certaine pression, une contrainte et non pas un simple signalement ou un appel à la vigilance, sans injonction, mais à but informatif visant à influencer le consommateur qui doit pouvoir avoir le choix de se procurer les produits objets de l’appel au boycott. Cela permet de préserver un espace minimal pour la liberté d’expression pour la démarche militante pacifique qui n’a qu’un but informatif même sur un sujet politique si sensible.
Le Ministère public, au lieu de suivre la dépêche adressée par le Ministère de la Justice, doit examiner le mobile de l’appel au boycott à la lumière de la Cour européenne des droits de l’homme avant de décider s’il est opportun de lancer des poursuites. Cette démarche limite le flux contentieux pour une bonne administration de la justice. Cependant, la pression de la Chancellerie est si forte que tout auteur d’appel au boycott des produits israéliens doit s’attendre à de possibles poursuites pénales pour son action, à charge pour lui de se défendre par la suite. Après tout, n’est-ce pas le lot de tous les militants, de se battre pour promouvoir leurs idées ? Gardons en mémoire le titre d’un poème de Victor Hugo tiré de l’ouvrage Les Contemplations : Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent [36].