Pour ce premier numéro consacré au thème « Territoire(s) et crise », le choix a été fait de se concentrer sur un phénomène qu’a été celui du « retour des maires » [1] durant la gestion de la crise de la Covid-19, phénomène parallèle à un autre, qui a été tout aussi commenté, dit du « retour de l’État » [2]. Expliqué par l’urgence et une compétence « santé » qui ne ressort que peu des compétences des collectivités territoriales [3], ce retour de l’État n’a pas surpris. Mais ce dernier ne pouvait gérer seul une crise d’une telle envergure. S’il était compétent pour prendre des décisions au niveau national en matière de santé publique, leur mise en œuvre, dans chaque territoire, relevait certes des préfets mais aussi des maires [4], qui se sont ainsi trouvés dans la position de « relais » le plus souvent, de « partenaires » moins souvent, de l’État. Également élu de proximité par excellence, « le maire (…) est souvent conduit à prendre des initiatives pour répondre aux besoins immédiats des habitants, notamment en matière de santé » [5]. Le maire était alors danscette position parfois inconfortable de devoir agir pour le bien-être des habitants de sa commune durant la criseet de devoir en même temps respecter et mettre en œuvre les décisions prises au niveau national, même si elles étaient parfois inadaptées au territoire de sa commune, même s’il n’avait pas été consulté lors de la prise de décision. La contrainte se faisant ainsi sentir à deux niveaux : contraint par les évènements et contraint par des décisions qu’il ne pouvait maîtriser.
Nathalie Devèze et François Rangeon ont ainsi tenté de décrire certains traits généraux du rôle du maire dans la crise sanitaire. Ils en ont souligné deux principaux : 1 – le maire comme « acteur de proximité et garant du “care” » et 2 – le maire comme « relai » et comme « partenaire des pouvoirs publics ». Ils ont également mis en avant un certain nombre de critiques émises par les maires à l’égard de la politique gouvernementale [6].
Ces différents aspects seront abordés en leur apportant une illustration concrète. Il s’agira de celle de la gestion de la crise sanitaire dans une commune dont nous avons obtenu le témoignage du Directeur général des services [7] : la ville d’Hendaye au Pays basque français, dans le département des Pyrénées-Atlantiques ; celle-ci présentant également la particularité d’être frontalière de l’Espagne, formant avec la ville basque espagnole d’Irún un bassin de vie continu, la frontière s’effaçant hors période de crise.
En effet, une première contrainte se doit d’être mentionnée pour démarrer ce bref aperçu de la gestion de la crise sanitaire par la ville d’Hendaye : une contrainte géographique qu’est sa situation transfrontalière avec l’Espagne. La fermeture de la frontière qui a commencé avec le confinement du printemps 2020, et qui s’est poursuivie au-delà, a eu un réel impact sur la commune. La frontière était fermée pour la première fois depuis 1993 et l’entrée en vigueur de la Convention de Schengen. Cette fermeture a entraîné des conséquences immédiates pour les habitants, qui vivent habituellement sans frontière à l’esprit, traversent la Bidassoa (fleuve frontière) plusieurs fois par jour tellement l’aire urbaine formée avec la ville d’Irún est continue. Pour les travailleurs transfrontaliers, des laisser-passer ont rapidement été organisés. Les enfants demeurant en Espagne n’étaient plus accueillis dans les écoles hendayaises avant même le début du confinement en France. Pour les familles séparées par la frontière (parents en Espagne et enfants et petits-enfants en France – ou inversement), pour les couples transfrontaliers, aucun aménagement. La fermeture de la frontière a provoqué un effet de sidération dans la commune. Surtout, au-delà d’être géographique, cette frontière est administrative entre deux États, qui ont géré différemment la crise, ont fait face à des vagues de contamination asynchrones, ont mis en place des règles sanitaires différentes. L’entente et la compréhension entre les deux côtés de la frontière, habituelle, a été rendue difficile par les différences de gestion de la crise sur lesquelles les deux communes n’avaient pas de ressort. Du jour au lendemain, ce bassin de vie s’est transformé [8], coupé en deux par une frontière impliquant une très forte présence policière faisant scrupuleusement respecter l’interdiction de traverser.
Dans ce contexte particulier, seront dépeints successivement plusieurs points saillants de la gestion de la crise sanitaire au printemps 2020 par cette commune : contrainte d’anticiper, de se réorganiser et d’agir face aux évènements, même si être garant du bien-être de ses administrés est intrinsèque à la fonction de maire ; contrainte d’agir avec ou plutôt selon les décisions prises par d’autres autorités publiques, relai plus que partenaire de ces dernières.
La commune a donc d’abord été contrainte d’anticiper et de se réorganiser face à la crise, dès les prémices d’une aggravation de celle-ci ; ce afin de pouvoir concrètement agir par la suite, notamment pour ses habitants les plus vulnérables dans un tel contexte.
Pour ce faire, la commune a du prendre des décisions dans une période de crise inédite à laquelle elle n’était pas nécessairement préparée. Dès fin février 2020, voyant la situation en Italie se dégrader, la ville d’Hendaye a commencé à anticiper une dégradation de la situation en France, plus que d’autres communes du fait de sa situation transfrontalière. Dès ce moment a ainsi été mis en place au sein de la mairie un comité de pilotage Covid, chargé d’évaluer et d’anticiper l’impact de cette crise sur la tenue des prochaines élections municipales et sur les services municipaux dans leur ensemble. Une semaine avant le premier tour des élections municipales qui se tenaient le 15 mars 2020, une cellule de crise était sur pied, chargée de définir un plan de continuation d’activité. La ville d’Hendaye possédait dès ce moment un dispositif de sécurité civile, mais ce dernier n’avait jamais envisagé l’hypothèse d’une crise sanitaire, d’une pandémie. Silencieux sur le sujet, tout était à construire, en lien avec les sapeurs-pompiers de la ville. Au sein de la mairie, par la suite, durant le confinement, la gestion quotidienne de la crise et la prise de décision relevait d’un collectif [9].
Concernant les actions concrètes, de proximité, assurées par la commune à son initiative mais contraintes par la situation, la priorité était de garantir l’accompagnement des personnes âgées vivant en établissement (la ville d’Hendaye possédant un EHPAD municipal), par le maintien de l’activité des personnels de cet établissement. Pour des personnes âgées vulnérables vivant hors établissement, soit environ une centaine de personnes, le maintien à domicile dans de bonnes conditions a pu se faire notamment à travers un service de portage de repas. Afin de pallier les situations d’isolement, une opération « Un livre devant la porte » a été portée par la commune [10]. Une mission d’accueil et de soutien scolaire a aussi été créée pour les enfants des personnels soignants. La commune a par ailleurs organisé une forme de confinement de personnes sans domicile fixe, plusieurs squats existant sur son territoire. Dès la deuxième quinzaine de mars 2020, un centre de confinement a été mis sur pied, financé par la ville, l’État et la Croix Rouge. Une quinzaine de personnes sans domicile fixe ont été accueillies dans ce centre, et une vingtaine d’autres ont été maintenues dans leur squat habituel, accompagnées en termes de repas et d’accès à la culture. Concernant les personnels municipaux, la commune a pu maintenir le fonctionnement de son service d’état civil, a modifié les horaires de travail de ses personnels afin de limiter les interactions, et a pu rapidement mettre à disposition de ses personnels des équipements de sécurité tels du gel hydroalcoolique et des masques FFP2 qu’elle avait en stock. Ces différentes missions reposaient bien évidemment sur les épaules des personnels de la commune, mais également sur une réserve citoyenne. La commune a en effet rapidement émis un appel à volontariat pour constituer une réserve communale de sécurité civile. Opérationnelle dès les premiers jours du confinement, cette réserve a compté en moyenne 80 personnes, 230 à son maximum, afin d’aider la commune à mener à bien l’ensemble de ces missions de proximité à destination de ses habitants les plus fragiles. La commune a enfin mis à disposition des masques pour ses administrés [11]. Ces différentes actions, rapidement décrites [12], illustrent bien ici cette conclusion à laquelle Nathalie Dvèze et François Rangeon sont parvenues dans leur propre étude : « Les maires incarnent ainsi l’éthique du “care”, c’est-à-dire de la sollicitude, de la prévenance à l’égard des personnes vulnérables » [13].
La commune était ensuite contrainte à un autre niveau. Elle collaborait naturellement avec d’autres pouvoirs publics, mais elle était surtout en position de subordonnée des décisions prises au niveau national par l’État en matière de santé publique. Contrainte de les respecter, garante de leur mise en œuvre [14], mais vue comme responsable par certains habitants, ce qui a mis la commune dans une position parfois inconfortable.
D’un côté, la commune d’Hendaye n’était indéniablement pas seule face à cette crise. Elle a été associée à la décision, consultée, par certains pouvoirs publics présents sur le territoire. Une forme de multilatéralisme à l’échelle locale. On peut ici noter des réunions chaque semaine des maires du territoire avec le sous-préfet de Bayonne, qui avait une bonne connaissance de ses interlocuteurs et de leurs problématiques. Il s’agit là d’un exemple du couple maire-préfet, qui a été largement mis en avant par l’État pour la gestion de cette crise, et qui pour la ville d’Hendaye semble avoir été bénéfique, avec un sous-préfet à l’écoute, dans le dialogue et la prise en compte des intérêts et particularités des communes du territoire. Au-delà du cas hendayais, de nombreux maires en France ont toutefois critiqué la simple apparence de dialogue lors de telles réunions [15]. Cet aspect « maire partenaire des pouvoirs publics » a aussi pris la forme d’échanges avec le consul d’Espagne à Bayonne, avec son partenaire historique qu’est le maire d’Irún, la frontière ne pouvant être ignorée. À noter également, une collaboration avec la Communauté d’agglomération du Pays basque pour l’achat groupé de masques dès que cela a été possible.
D’un autre côté, l’unilatéralisme était de fait le plus prégnant. La commune, son maire, élu local mais également représentant de l’État sur le territoire de sa commune, se devait de mettre en œuvre la politique gouvernementale de gestion de l’épidémie. Pour cela, la ville d’Hendaye a eu un maître mot : ni plus, ni moins, pas de surenchère, pas de sous-enchère ; ne faire que ce que l’État demandait. La raison mise en avant pour justifier cette position est assez aisée à comprendre : éviter les discussions sans fin, ne pas se rendre responsable auprès de ses administrés d’une politique plus ou moins contraignante que celle de l’État. La commune a ainsi respecté scrupuleusement toutes les mesures décidées au niveau national, même celles qui surprenaient parfois, telle que la « plage dynamique » [16] (la ville d’Hendaye étant une ville côtière).
Cette mise en œuvre des décisions de l’État, dont la « plage dynamique » n’est qu’un exemple, a de fait transformé la mairie en « centre d’accueil de toutes les demandes des habitants liées à la crise sanitaire ». C’est ainsi que la commune a par exemple été interrogée sur la possibilité de déroger aux règles de déplacement pendant le confinement pour se rendre dans un jardin familial en dehors de la limite en kilomètres alors prescrite. La ville d’Hendaye, interprétant par le biais de sa police municipale l’ensemble des décisions prises par l’État, a alors assumé une certaine fermeté dans leur mise en œuvre, faisant tout de même parfois preuve de discernement face à certaines situations. Face aux nombreuses demandes lui remontant [17], la commune a développé un réel système de communication, sur le site Internet de la ville, ou encore par le biais de posts sur le réseau social Facebook. En cela, la ville d’Hendaye, comme bien d’autres, tentait de pallier les carences de l’État en termes de communication d’informations claires et non contradictoires [18]. Mettre en œuvre des décisions étatiques a rendu les maires, aux yeux des habitants, responsables de ces décisions et en mesure de décider de certaines dérogations. Comme le résument Nathalie Devèze et François Rangeon :
« En raison de leur forte présence sur le terrain et de leur implication au service des habitants, les maires ont semblé disposer d’un pouvoir important. Il y a pourtant un décalage important entre la représentation qu’ont les citoyens du rôle du maire et la réalité de son pouvoir » [19].
On peut retenir de ce dernier point le maire comme étant « remis au centre de la vie publique, comme assurant une fonction régalienne de proximité », devant faire le relaientre les citoyens et les autorités nationales. C’est donc bien une forme de « retour » du maire, contraint par la situation, qui n’est pas pour autant exempt de critiques. En effet, cette situation a démontré une chose, c’est que « l’État a une grosse tête mais n’a plus de bras » ; il n’a plus les moyens de ses ambitions et ne peut se passer de ces relais locaux, contraints. Il est forcé de se reposer sur les maires. Autre critique alors formulée : l’État compte sur ces élus locaux pour la mise en œuvre de sa politique de gestion de la crise, mais les aides financières ne suivent pas réellement. La ville d’Hendaye n’a ainsi, durant cette période du printemps 2020, pas reçu d’aides directes de la part de l’État, pour mettre en œuvre ses décisions ou pour développer les actions de proximité précédemment décrites. La ville a agi sur ses fonds propres, et il était hors de question de ne serait-ce qu’envisager une hausse des impôts locaux pour compenser cela, le confinement ayant eu lieu entre les deux tours des élections municipales.
Que retenir alors de ce bref aperçu ? En agissant en tant qu’élu local au plus proche de ses administrés, et contraint par les évènements et par l’État à agir, le maire a une nouvelle fois démontré son rôle essentiel en tant qu’acteur de proximité. Le maire d’Hendaye, au vu de ce que nous venons d’évoquer, ne semble pas faire exception à la règle.
Si l’État a fait son retour dans le même temps, dans sa dimension régalienne, omniprésent et centralisateur [20], le maire a fait valoir sa voix décentralisatrice. C’est un débat que les français ont noté et quelques peu tranché. En juillet 2021, le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) et l’Association des maires de France ont conduit une étude sur la gestion de l’épidémie et le sentiment des français sur cette dernière :
70 % des Français jugent comme « justes » (c’est-à-dire ni insuffisantes, ni exagérées) les mesures prises par les maires pour lutter contre la COVID, contre seulement 46 % pour le président de la République. Ces mesures ont été perçues comme « insuffisantes » et « exagérées » de la part des maires pour respectivement 21 % et 9 % des personnes interrogées. Une proportion qui atteint 36 % et 18 % pour le chef de l’État [21].
Les Français ont confiance en leurs maires, en cet acteur de proximité. Persiste donc une contradiction entre cette volonté décentralisatrice, d’action de proximité, et la réalité de notre schéma de répartition de compétences entre autorités centrales et décentralisées. La crise de la Covid-19 n’a fait que l’amplifier. Mais, a-t-elle dans le même temps permis une vraie prise de conscience sur le sujet ? Le doute est permis.