Pour ce second numéro consacré au thème « Engagements politiques et crises », cette chronique Politique va s’intéresser à un constat qui semble immuable [1], fait au lendemain de chaque élection se tenant en France : l’abstention importante des jeunes soit des 18-25 ans, bien que le constat de la moindre participation aux élections soit fait plus largement pour les classes d’âges jusqu’à moins de 40 ans [2]. Il y aurait une crise de l’engagement politique des jeunes, se manifestant par une abstention plus importante que celles des tranches d’âge plus élevées lors des échéances électorales, qu’elles soient locales ou nationales.
Le constat est indéniable. Mais, comment l’expliquer ? Trois facteurs complémentaires sont à noter. Le premier serait que les personnalités politiques ne parlent pas aux jeunes, les détournant ainsi des urnes car ils n’y verraient pas d’intérêt. Ce facteur n’est pas nouveau [3] et s’est de nouveau manifesté lors des élections présidentielles françaises de 2022. Public Sénat a consacré, dans les quelques semaines avant le premier tour de ces élections, une émission hebdomadaire à cette question, intitulée « 20 ans en 2022 ». La conclusion tirée des différents échanges avec des jeunes lors de ces émissions [4] est celle d’une déconnexion entre les jeunes et le discours porté par la classe politique. Les sujets abordés ne leur parlent pas : très peu de temps a été consacré à la question climatique, sociale ou encore à l’égalité femme-homme pendant la campagne selon les interviewés, qui ne s’étonnent alors pas de l’abstention importante au sein de leur classe d’âge.
Le deuxième facteur serait un rapport différent des jeunes au vote, plus vu comme un droit que comme un devoir. Ce constat est partagé par différentes études sur l’engagement politique des jeunes [5], et trouve, principalement mais pas exclusivement, son explication dans le troisième facteur identifié comme cause de l’abstention des jeunes : la démocratisation au sein de cette génération de nouveaux moyens d’engagements politiques, alternatifs au vote.
Le troisième facteur serait ainsi le fait que l’engagement politique des jeunes ne résume pas au vote et prend aujourd’hui d’autres formes. Mobilisations collectives telles que les manifestations, actions éphémères ciblées, prendre part à une association, pétitions sur Internet, boycott, abstention non comme marque de désintérêt mais de désapprobation – une abstention choisie « comme nouvelle forme d’expression politique » [6] : autant d’alternatives [7] qui expliquent cette désaffection pour les urnes plus importante au sein de cette jeune génération que celles plus âgées. Il n’y aurait pas un désintérêt des jeunes pour la politique, mais pour les politiques, pour la façon dont on fait actuellement de la politique en se focalisant presque exclusivement sur les échéances électorales.
Comment alors faire en sorte que les politiques parlent aux jeunes de la politique, pour les toucher et les convaincre que le vote est utile ? Est apparue une idée de manière presque évidente dans l’esprit des politiques, qui peut se résumer ainsi : si les jeunes ne votent pas car on ne leur parle pas, il faut leur parler là où ils sont, soit en ligne, sur les réseaux sociaux. Parler aux jeunes en utilisant leur façon de communiquer n’est pas nouveau [8]. Utiliser les réseaux sociaux n’est que le moyen de le faire au XXIe siècle. Ewa Krzatala-Jaworska l’a démontré à propos de la multiplication des comptes institutionnels et de la communication politique des municipalités sur les réseaux sociaux (principalement Facebook à l’époque de l’article et des enquêtes mobilisées– aujourd’hui Twitter, YouTube, Twitch, TikTok, etc.) : « Etant donné que les jeunes sont des utilisateurs avides des médias sociaux, on présente souvent les nouvelles technologies comme un des moyens possibles de les intéresser à la vie politique » [9]. Arnaud Benedetti, rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire, y voit la possibilité de « véhiculer une image de modernité », la possibilité de « s’adresser à des publics jeunes[…], des publics qui sont en général entre 18 et 24 ans, qui sont souvent très peu politisés », selon ses propos rapportés dans une interview pour franceinfo [10].
C’est ainsi qu’ont fleuri sur les réseaux sociaux les comptes des mouvements et personnalités politiques. Nous nous intéresserons en premier lieu aux réseaux sociaux « écrits », bien qu’il soit réducteur de les définir ainsi, tels Facebook et Twitter, avant en second lieu d’aborder les réseaux sociaux et autres plateformes « vidéos » tels YouTube, Twitch et TikTok, et même certains jeux vidéo. Pour toutes ces plateformes, nous verrons qu’un but persiste : l’accent est mis sur la personnalité politique plus que sur le fond, afin de résoudre le constat fait qu’il n’y aurait pas un désintérêt des jeunes pour la politique, mais pour les politiques. Il faudrait créer un lien de proximité, de confiance, entre la personnalité politique et le jeune, afin de le pousser ensuite à voter pour la dite personne lors des prochaines élections.
Plusieurs études universitaires ont été menées sur l’utilisation de Facebook et Twitter par les personnalités politiques, notamment dans le cadre de campagnes électorales. Qu’en retenir en ce qui concerne cette chronique ? Il est indéniable que ces comptes se sont multipliés [11], et qu’au cours de la décennie 2010 Twitter a supplanté Facebook, à tel point que Twitter est aujourd’hui une modalité de communication politique classique et incontournable [12] pour toute personnalité politique souhaitant une visibilité au-delà des médias « traditionnels » (télévision, radio, presse écrite). Il est aussi vrai que beaucoup de ces comptes sur les réseaux sociaux avaient pour but et ont eu pour effet de « réintégrer certaines couches sociales (jeunes) dans le débat démocratique » [13]. On peut également retenir de ces trois études un point commun : ce qui est mis en avant sur les réseaux sociaux, c’est avant tout la personnalité politique, pour la faire paraître plus proche, non déconnectée de la vie des électeurs. Les personnalités politiques ont donc investi ces réseaux pour se faire connaître, intéresser, parler directement aux électeurs. Quand on sait qu’aujourd’hui les réseaux sociaux font partie intégrante des moyens de communication et d’information à la disposition des citoyens, et principalement des jeunes électeurs, on ne peut s’empêcher de voir dans la multiplication de ces comptes des personnalités politiques un moyen de toucher les jeunes, pour se faire connaître d’eux et les motiver à voter pour la personnalité politique qu’ils suivent, bien que ce ne soit pas leur seul but.
Cette normalisation de l’usage des réseaux sociaux « écrits », principalement Twitter, durant la décennie 2010, avait donc entre autres pour objectif de parler aux jeunes, en plus du fait de devoir s’adapter aux évolutions des moyens de communication modernes – une personnalité politique souhaitant se faire élire ne pouvant pas éviter de parler aux électeurs là où ils sont. Cette évolution s’est donc poursuivie, toujours pour parler aux jeunes, par la ruée plus récente des personnalités politiques sur les réseaux sociaux et plateformes « vidéo » et de streaming en direct tels YouTube, Twitch ou TikTok, dont la fréquentation, notamment pour ces deux derniers, est principalement jeune.
YouTube a d’abord été mobilisée en tant que plateforme de vidéos, avec comme objectif de ne pas reproduire des « interviews politiques classiques » mais de « développer davantage de thématiques politiques de fond » [14], tout en mettant en avant la personnalité politique, en la faisant passer pour moins éloignée des préoccupations et de la vie du spectateur. Ce registre de la proximité avec le spectateur reste donc présent sur ces plateformes, comme motivation à suivre la personne, lui faire confiance, et transformer l’essai dans les urnes par la suite.
Twitch est un vecteur utilisé par les personnalités politiques de manière plus récente. L’engouement s’est confirmé en vue des élections présidentielles françaises de 2022. Tout comme sur YouTube et plus simplement tout comme sur Internet de manière générale, le temps de parole des candidats n’est pas soumis aux principes d’équité puis d’égalité du temps auxquels sont soumis les médias plus traditionnels sous le contrôle de l’ARCOM ; et la population visitant ces sites est plus jeune que sur ces derniers : deux éléments qui ont motivé les candidats à investir ces réseaux [15]. En effet, « la plateforme est devenue un axe de communication privilégié pour atteindre une jeunesse qui regrette de n’être pas assez entendu et qui déserte les médias plus traditionnels que sont la télévision et la radio » [16]. Créant leurs propres chaînes de diffusion ou invités par des streamers politiques installés comme Jean Massiet [17] dans le cadre de son émission Backseat [18] ou plus récents comme le journaliste Samuel Étienne [19], la campagne des présidentielles de 2022 s’est beaucoup faite sur Twitch.
Toujours sur ce registre de parler aux jeunes là où ils sont, TikTok a aussi été largement investie par les politiques, plateforme sur laquelle beaucoup de spectateurs ne sont même pas nécessairement en âge de voter, mais sur laquelle ils parlent aux futurs électeurs, préparant ainsi les prochaines échéances électorales [20]. Mêmes des jeux vidéo ont été créés ou utilisés pour faire campagne. La France Insoumise a ainsi créé son propre jeu vidéo, LAEC est TOI, sur le style d’un jeu célèbre (Baba Is You) [21]. L’équipe de campagne d’Emmanuel Macron a créé un serveur Minecraft, avec notamment la reproduction d’une mairie qui proposait au jeune visitant le lieu virtuellement de vérifier son inscription sur les listes électorales [22]. Autant d’initiatives censées toucher les jeunes là où ils sont et les inciter à voter.
Facebook, Twitter, YouTube, Twitch, TikTok, jeux vidéo : tous ces nouveaux instruments de communication politique à destination des jeunes sont aujourd’hui normalisés, d’autant plus en période de campagne électorale. Tout ceci confirme une chose : « l’obsession collective pour la jeunesse n’épargne pas les hommes politiques qui croient capter la confiance de l’électorat jeune en adoptant leurs codes » [23]. Mais, les politiques ont-ils su s’adapter aux codes des réseaux sociaux ? Ils parlent aux jeunes là où ils sont : mais sont-ils audibles ?
Parler aux jeunes via les réseaux sociaux, notamment Twitter : les politiques le font. Parler aux jeunes de ce qu’ils souhaitent entendre : les politiques semblent toujours avoir du mal à le faire. Le changement de média de communication n’aurait donc pas changé le premier facteur de désaffection des urnes précédemment identifié. Par exemple, Ludovic Bajard, associé fondateur du cabinet Uptowns, cabinet d’ethnographie digitale, relate les résultats d’un sondage fait auprès des français sur les thématiques abordées par les politiques sur Twitter :
Des thèmes comme ‘les valeurs de la France’, ou ‘l’identité française’ arrivent en 5e position chez les politiques, en 8e position chez les éditorialistes, mais seulement à la 21e place chez les 18/24 ans que nous avons interrogés. Même constat sur le thème de l’immigration. Les journalistes politiques et les éditorialistes en parlent énormément. C’est leur second sujet favori. Mais pour les français, ça n’est que le 9e sujet de préoccupation. Et le 20e chez les 18/24 ans ! Et on peut continuer comme ça sur de nombreux sujets. La coupure est extrêmement forte. Et inversement, les problèmes de pollution restent un sujet central pour les jeunes (5e place). Mais c’est une thématique peu abordée par les politiques (18e position) et par les journalistes qui couvrent la Présidentielle (19e). Même chose pour les violences faites aux femmes. Même chose pour le problème du harcèlement scolaire ! [24]
Concernant les réseaux sociaux et autres plateformes « vidéo » évoqués, la clé reste de s’adapter aux codes, à la grammaire de chaque réseau. Humour, sincérité, spontanéité, authenticité. Il faut jouer le jeu des réseaux sociaux, en s’adaptant à chacun d’entre eux. Ne pas s’adapter au spectateur est une erreur qui se transforme en ridicule, en bad buzz [25]. On pense ici à l’interview de Jean Castex, alors Premier ministre, par Samuel Etienne [26], à l’émission Twitch « Sans filtre » de Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement [27]. Mais il faut aussi noter des « réussites » en termes d’adaptation tels la communication numérique de Jean-Luc Mélenchon [28], le compte TikTok de Jean-Baptiste Djebbari quand il était ministre des transports [29] malgré quelques « dérapages ». Mais ces succès, comme ces échecs, reposent principalement sur la promotion adaptée ou la non-adaptation de la personnalité politique elle-même, souvent au détriment du fond.
Que retenir de cette brève chronique de la normalisation d’une nouvelle forme de communication politique à destination des jeunes ? Partant d’un constat qu’il existe plus un désintérêt pour les politiques que pour la politique de la part des jeunes, ces nouveaux moyens de communication ne semblent pas avoir changé la donne, malgré leur développement exponentiel. Pourtant plus enclins à mettre l’accent sur la personnalité politique, permettant d’être connus, compris, permettant de créer un rapport de proximité voire de confiance avec le spectateur en utilisant les codes adaptés de communication, les réseaux sociaux ne semblent pas être la solution miracle parfois espérée par les politiques pour inciter les jeunes à voter. Olivier Galland, sociologue et directeur de recherche au CNRS, a récemment commenté les résultats d’une enquête publiée par l’Institut Montaigne peu avant les présidentielles de 2022, qui traitait notamment des rapports des jeunes avec la politique (enquête qu’il a codirigé avec Marc Lazar) [30]. Parmi ses analyses, on trouve le constat suivant :
Le problème ne semble pas tant résider dans le fait que les jeunes auraient renoncé à se préoccuper des questions sociétales et, au sens large, des questions politiques, mais que l’offre politique ne constitue plus à leurs yeux une réponse satisfaisante. [31]
« Il y a [pour conclure] indéniablement une défiance, qu’il ne faut pas confondre avec du désintérêt », selon Anne Muxel [32].
Le format contraint de cette chronique pourra paraître frustrant pour le lecteur connaisseur de cette utilisation aujourd’hui massive des réseaux sociaux par les politiques. Il existe en effet bien trop d’exemples de cette utilisation pour que tous soient relatés ici. Les chaînes YouTube sont innombrables, il en va de même pour la présence des politiques sur Twitch ou sur TikTok. L’ambition de cette chronique était surtout de faire découvrir cette nouvelle forme de communication, afin d’inciter tout lecteur intéressé à poursuivre les recherches de son côté. La lecture de toutes les sources est donc recommandée, afin d’avoir une vision plus large du sujet, sans une nouvelle fois atteindre l’exhaustivité des illustrations de ce mouvement.