Chronique « Culture »

Quelles crises liées à l’organisation de l’habitat en ville ? Le point de vue d’un architecte.

mercredi 12 avril 2023, par DESTOMBES Emilie, FRAMBÉRY-IACOBONE Alexandre

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Texte écrit par Alexandre Frambéry-Iacobone. Propos recueillis par Émilie Delebarre, auprès de Thomas Queval, architecte

Dans nos villes contemporaines, la gentrification et les logements inhabités ou laissés vides rendent la recherche d’un logis particulièrement laborieuse. Par exemple, obtenir un appartement salubre, à un prix raisonnable, correctement situé, relève désormais de la perle rare, pour ne pas dire de l’impossible. La ville de Bordeaux, de manière particulièrement accrue depuis l’arrivée de la Ligne à Grande Vitesse (LGV) permettant de rejoindre la capitale en à peine 2 h, est frappée de plein fouet par cette tendance, qui tend à se généraliser dans des villes provinciales de moindre importance. Les effets du relatif exode urbain, à la suite de l’épidémie de la Covid-19, n’a fait que renforcer cette tendance : alors que les très grandes agglomérations telles que Paris, Marseille ou Lyon subissent cette fuite des populations aisées vers d’autres villes à taille humaine, c’est justement vers des communes comme Bordeaux qu’elles jettent leur dévolu.

Dans ce contexte de tension sur l’habitat urbain, nous souhaitons donc nous entretenir avec Thomas Queval, architecte, pour que nous puissions aborder ces thématiques – et d’autres – avec lui.
Son parcours professionnel et son assise dans la ville de Bordeaux lui nous offre son point de vue particulièrement pertinent pour élucider les interrogations qui planent au-dessus du mal-logement ou de l’absence de disponibilités de biens à louer ou à acheter à des prix raisonnables.
Thomas a un parcours d’architecte somme toute classique : après un passage par l’École d’architecture de Normandie d’où il sort diplômé en 2015, il décide ensuite de s’installer à Bordeaux – pour d’évidentes raisons climatiques ? –, où il souhaite approfondir sa formation en intégrant un Master spécialisé à l’École d’architecture de Bordeaux, dispensé en partenariat avec l’université de Bordeaux.

Ce Master, Ambiance, Confort, Conception Architecturale et Urbaine (ACCAU), est ouvert à une pluralité d’acteurs et actrices des secteurs du bâtiment : architectes, designers d’intérieur, paysagistes, urbanistes, etc. Au cours de cette année de spécialisation, il gagne en compétences techniques dans le domaine de la construction, qu’il s’agisse de connaissances thermiques, d’acoustique, de gestion de la luminosité ou de la ventilation, entre autres. C’est dans le cadre de cette formation qu’il réalise un premier stage dans un cabinet d’ingénieurs spécialisés dans les fluides, lui offrant d’accroître toujours plus ses champs d’expertise.

Après ces expériences un peu plus lointaines avec l’architecture, comprise dans son acception la plus stricte, il renoue avec ses premières amours en rejoignant le Studio Bellecour en 2017, cabinet d’architecture au sein duquel il occupe désormais le poste de chef de projet.

C’est fort de cette somme de savoirs, notamment dans le logement collectif, qu’il a accepté de répondre à nos questions sur les crises dans le domaine de l’architecture et, plus généralement, de l’habitat.

I – L’appréhension des crises durant la formation d’architecte

Au cours de notre entretien, nous avons pu toucher du doigt une problématique qui semble transcender les disciplines : le gouffre abyssal qui peut régner entre enseignement théorique et pratique. Thomas n’échappe pas à cette règle, et nous expliquera que ses multiples formations ne remplacent pas l’expérience de terrain, seule à même d’offrir la possibilité de se former et s’adapter facilement et rapidement aux demandes qui sortent des cadres classiques.

A. La formation initiale

Dès les prodromes de son apprentissage d’architecte en devenir, Thomas fut très vite confronté aux crises inhérentes à ce domaine si particulier : « Des théoriciens de l’architecture nous ont sensibilisés aux effets qu’ont les architectures d’hier, d’aujourd’hui et de demain ».

Par cette citation, l’idée directrice qui doit être dégagée tient en ce qu’il est vital d’apprendre du passé mais, peut-être plus encore, d’essayer d’anticiper les besoins de demain, en observant attentivement l’évolution des usages, des mobilités urbaines et périurbaines, de l’émergence de nouvelles nécessités ; pour autant, une rupture franche avec le passé ne serait pas une solution pérenne.

Concrètement, Thomas a notamment été formé sur la construction d’« habitats intelligents », connectés et interconnectés avec leur environnement. En effet, il est aujourd’hui compliqué d’ignorer les nouvelles tendances technologiques : les bâtiments, autrefois simplement bâtis à partir de matériaux bruts avec un usage presqu’exclusivement limité à celui d’abris, ne sont aujourd’hui plus seulement des murs. La domotique devient hégémonique dans les constructions contemporaine voire, lors de rénovation ; cela concerne même, et presqu’étonnamment, les logements collectifs. 

En simplifiant à l’extrême, la domotique repose sur un ensemble d’éléments connectés à un système central. Alors qu’il était encore étudiant en Normandie, au cours d’une expérimentation subventionnée par l’ADEME (Agence de transition écologique), un bâtiment d’une vingtaine de logements a vu l’intégralité de son système de chauffage être commandé par cette architecture numérique centralisée, qui nécessite l’utilisation d’appareils compatibles. Grâce à cette communication permanente entre le système domotique et les appareils en réseau, locataires et propriétaires pouvaient suivre, en temps réel, leur consommation d’eau ou d’électricité et recevoir des alertes en cas d’anomalies ou de surconsommations.

Cette expérience aura de profondes répercussions sur la manière de travailler et de penser les bâtiments pour Thomas.

Néanmoins, il regrette toujours cette « fracture qui réside entre l’école et la pratique ». De son propre avis, forgé par son expérience, l’architecture est enseignée avec une focale centrée sur les usages, c’est-à-dire sur la cohérence entre les espaces et les utilisations qui en seront faits. En revanche, le principe d’une architecture efficiente, en étroite corrélation avec les préoccupations du moment telles que l’écologie ou l’empreinte carbone, demeurent des enseignements relativement effacés ou timides face à la masse des cours d’architecture plus conventionnelle.

Il nous précise qu’il a dû patienter, jusqu’à l’orée de son Master, pour qu’une poignée d’enseignements commencent à faire raisonner les mots « bilan carbone » dans les salles de cours… pour autant, il s’agit là d’une préoccupation majeure qui s’installe de plus en plus dans l’espace public, que nous regardions les initiatives privées – associations, ONG –, comme les initiatives publiques avec, par exemple, les aides à la rénovation.

Or, cette problématique ne peut continuer d’être déconsidérée ou éludée : les chiffres sont éloquents en eux-mêmes, puisqu’en France,

le secteur du bâtiment représente, en effet, plus de 40 % de la consommation énergétique, ce qui fait de lui le secteur le plus gourmand dans notre pays, avec près de 25 % des émissions de CO2 produits par leur seule phase d’utilisation. À ces émissions, il faut ajouter l’impact des produits de construction et d’équipement du bâtiment, ce qui représente encore plus de 60 % des émissions de gaz à effet de serre dans le cycle de vie d’un bâtiment [1].

C’est donc par le truchement de formations complémentaires et par la pratique que Thomas a été sensibilisé aux thématiques écologiques dans la pratique quotidienne de son travail ; la formation est restée relativement timorée, pour ne pas dire insuffisante, sur ces points-là.

B. Une formation continue volontaire

Bien qu’importante, surtout en matière écologique sous-traitée dans le cursus classique et pourtant primordiale aujourd’hui, il n’existe pas d’obligation pour les architectes de continuer à se former au cours de leur carrière ; les participations aux conférences ou ateliers pratiques se font uniquement sur le fondement du volontariat, et donc de l’intérêt du professionnel ou de la professionnelle face aux nouvelles exigences, nécessités et opportunités.

Il convient néanmoins de noter qu’une dynamique d’équipe peut exister : c’est le cas de l’agence dans laquelle travaille Thomas ; son directeur l’incite à participer à ce type d’évènements.

Précisons également que, comme tous salariées, les architectes acquièrent des droits à la formation professionnelle. Ils et elles sont donc libres de choisir leurs formations qui peuvent être plus ou moins directement connectées avec le métier d’architecte. Dans son entourage, ses collègues ont essentiellement opté pour des interventions sur le suivi de chantier. Thomas, pour sa part, a préféré s’orienter vers une formation sur l’habilitation à la maîtrise d’œuvre, qui lui permet de signer en son nom propre des permis de construire – et donc d’engager sa responsabilité. Cette habilitation est valable pendant un an, et peut-être passée dans la foulée d’une sortie d’école d’architecture, ou être réalisée plus tard comme l’a fait Thomas. Cette dernière option est intéressante en ce qu’elle permet une dispense de certains modules, automatiquement acquis grâce à la validation des acquis.

II – L’appréhension des crises sur le terrain

À la suite de ces précisions qui relèvent plus de l’ordre académique, mais sont utiles pour poser le cadre de notre entrevue, nous avons pu discuter de manière concrètement des différentes crises qui frappent la conception d’habitats collectifs. Si au niveau micro – écologie, mal-logement, etc. – nous apercevons une kyrielle de crises plus ou moins intenses dans leurs répercussions, c’est au niveau macro qu’une autre crise semble se dessiner : celle de l’architecture tout court. En plus des problématiques déjà soulevées, celle de l’augmentation du coût des matières premières, qui constituent l’oxygène du métier, nous pouvons légitimement questionner le positionnement du secteur de l’architecture qui doit, sans cesse, lutter pour conserver une forme de légitimité en se renouvelant et répondre aux nouvelles attentes de la société.

A. Architecture et écologie

C’est sur le terrain, dans son travail au quotidien, que Thomas se trouve le plus souvent confronté à ces nouvelles requêtes des maîtres d’ouvrage : rendre les logements toujours plus efficients, et toujours plus « verts ».

C’est d’ailleurs une spécificité du métier de notre architecte, qui ne traite que très rarement avec des particuliers ; l’essentiel de la demande pour la construction de logements collectifs émane de collectivités.

Ce sont donc les collectivités territoriales qui, au premier plan, mettent en place des expérimentations sur des sites bien balisés, avec des instructions particulières qu’il doit suivre autant que faire se peut. L’illustration la plus fameuse dernièrement, à Bordeaux, reste l’érection de la zone Euratlantique ; il en va de même pour le quartier Bastide.

Ces zones, ou ZAC – pour Zones d’Aménagement Concerté – sont uniques ; aucune ne ressemble à l’autre tant elles correspondent à des requêtes singulières, qui cherchent à créer une symbiose entre la vie dans la ville et le bâti. D’autres spécificités y sont inhérentes, telles que le taux de pourcentage de bâtiments dans l’ensemble du projet, la consommation projetée des infrastructures, etc.

De manière concrète, dans le dossier de concertation préalable à la création de la ZAC située vers Bègles/Garonne – mieux connue sous l’appellation Euratlantique –, il est notamment précisé qu’au sein de cet espace

les entreprises chargées de la maîtrise d’œuvre doivent atteindre des objectifs chiffrés en matière de consommation d’énergie et de « bilan carbone » pour respecter les objectifs de décarbonisation fixés par les accords de Paris, visant la neutralité carbone en 2050.

[Plus précisément, le dossier incite fortement] à faire appel à la filière du bois, y compris en matière de procédés constructifs (ossature bois, produits d’isolation biosourcés).

Néanmoins, pour comprendre comment sont pris en compte ces critères, encore faut-il les corréler aux demandes préalables, qui ne sont plus dans la proaction, mais la réaction face à des crises qui s’installent dans la durée.

B. Architecture et crise du logement

Pour Thomas, la crise du logement est la résultante d’une pluralité de causes. Outre le fort marquage universitaire de la ville de Bordeaux, amenant une demande spécifique en logements moins grands et moins chers, il convient également de relever une pression démographique toujours plus forte à Bordeaux comme ailleurs.

Pour illustrer son propos, selon Thomas et avec son recul, la situation bordelaise relève des choix politiques adoptés par Alain Juppé, lorsqu’il était encore édile de la cité. Il avait notamment la volonté résolue de redynamiser sa ville avec pour objectif d’accueillir, d’ici 2030, 300 000 habitants et habitantes supplémentaires ; de fait, la pression sur le secteur du logement, qu’il soit privatif ou locatif, se fait de plus en plus intense.

Néanmoins, ce n’est plus la vision court-termiste de son successeur, Pierre Hurmic. Dès le début de son mandat, il prit la décision de geler l’ensemble des permis de construire pour mettre un terme à la frénésie constructive qui saisissait l’ensemble de la ville. Cette volonté a également été remarquée dans les concours lancés auprès des architectes pour les projets publics, exprimant de nouvelles demandes qui affectent jusqu’aux dossiers déjà en cours d’instruction. Les maîtres-mots sont désormais moins de minéralisé, et une densité réduite. La conséquence logique a été que certains projets durent être arrêtés nets, pour être réexaminés.

Si cette politique peut être louable en termes d’écologie, la demande en logement restant toujours très active, cela tend finalement à inscrire dans la durée cette crise de l’habitat… Ces dynamiques politiques antagonistes ont néanmoins permis, entretemps, de faire émerger de nouveaux quartiers, grâce à de nouvelles constructions ou des réhabilitations/changements d’utilisation des lieux. Toutefois, certaines de ces constructions sont vues d’un mauvais œil par des architectes, urbanistes et élues de la ville de Bordeaux, qui n’hésitent pas à les critiquer vertement.

En guise d’exemple, il y a quelques mois maintenant, Thomas avait participé à un temps d’échange où intervenait Bernard Blanc [2], adjoint au maire de Bordeaux en charge de l’urbanisme – du moins jusqu’à sa démission officielle annoncée à l’occasion du Conseil municipal de Bordeaux, le 4 octobre 2022. Par son intervention, il souhaitait dénoncer le développement architectural bordelais débridé, dont l’expansion anarchique a été faite de manière trop rapide et avec trop peu de concertations préalables ; s’il est nécessaire de modifier le schéma structurel de l’habitat en ville, il insiste sur le fait qu’il ne faut pas chercher de palliatifs trop rapides et uniquement bénéfiques à court terme pour solutionner la crise du logement. Sa critique véhémente vise les éléments suivants :

On répond à la demande, on est tous contents sur les chiffres, mais dans l’usage, ce qu’on est en train de créer, c’est une hérésie, parce que les quartiers sont denses alors que ça ne correspond pas à l’image de Bordeaux… même si aujourd’hui on est tous conscients qu’il faut qu’on trouve une solution de logement pour les nouveaux habitants !

Nous comprenons, dans son discours, que certains quartiers – dont ceux des Bassins à flots et du Belvédère – répondent à une demande urgente, mais marquent une forme certaine de déficience quant à une réflexion plus globale qu’il serait nécessaire de mener sur la politique générale de l’habitat bordelais et de son identité structurelle et historique. Fruits d’impulsions politiques guidées par le souci de solutions immédiates, sans considération marquée pour l’avenir, ces quartiers font montre d’une même densité de bâtiments que les projets précédents, tendance qu’il conviendrait pourtant d’inverser au profit de zones plus vastes et plus variées, à même d’introduire un nouveau paradigme pour l’habitat urbain. En somme, les erreurs du passé sont répétées, par manque de concertation, ce que beaucoup déplorent.

C. L’architecture en crise

Au-delà des crises précédemment évoquées, Thomas considère qu’il existe encore deux frictions en matière d’architecture : la crise de l’objet et de son usage ; il mobilise l’image du Ying et du Yang, qui doivent s’assembler pour trouver l’équilibre parfait, pour donner corps à son propos.

Pour lui, « l’architecture elle-même, elle est en crise par rapport aux matières premières, aux économies de projets qui lui sont infligées ». Les logements sont construits avec des matériaux dont la qualité va decrescendo, pour pallier la nécessité de répondre à la double nécessité d’une baisse générale des budgets, couplée à l’augmentation du coût des matières premières. C’est donc une architecture qu’il qualifie de « torturée » qui touche les usagers des bâtiments conçus dans ces conditions : malgré la vie dans un habitat neuf, les coups de rabots sur les matériaux, et le peu de soin accordé aux finitions, finissent par procurer un sentiment de « mal-logement » à des personnes qui, pourtant, habitent des logements flambant neufs.

De fait, c’est une double crise qui se dessine. D’une part, les architectes sont soumis à des cahiers des charges toujours plus complexes. D’autre part, tout ouvrage doit désormais avoir un coût rigoureusement maîtrisé, de bout en bout : la conception implique de tenir une enveloppe budgétaire très mince.

De cet ensemble, il résulte que, parfois, des habitats sont érigés d’une certaine manière, avec telle conception, alors qu’ils auraient pu être mieux pensés et concrétisés ; cela ne touche pas nécessairement la forme extérieure, mais peut-être – et surtout ? – les finitions et la qualité des matériaux mobilisés – et ainsi, la durée de vie convenable du bâti, avant qu’il ne se détériore fortement. Le budget, maître à penser de toute réalisation architecturale contemporaine, impose pour certains projets d’amputer une pergola par-ci, des protections solaires bâties ou naturelles par-là et ce, parfois, au dernier moment, en cours de chantier, pour contenir le coût de construction. Il en résulte que le bâtiment initialement imaginé, avec ces accessoires et espaces pour le rendre agréable et lui offrir des usages complémentaires, qui servent à améliorer le bien-être des usagers et usagères, est finalement livré sans ces prestations qui étaient, pourtant, initialement indiquées.

Pour Thomas, qui pense et conçoit le logement comme une extension de l’humain en ce sens que les personnes y passeront une grande partie de leur journée – et de leur vie ? –, en cherchant à en optimiser les usages pour maximiser le « bien chez soi », comme s’il le concevait pour lui-même en somme, être confronté à ces problématiques et, surtout, aux retours négatifs des usagers et usagères, est source d’une grande frustration.

La déception monte d’un cran lorsque la critique se généralise : alors que les immeubles sont censés s’inscrire dans la durée, en offrant une qualité de vie optimale aux habitants et habitantes, nous avons vent de plus en plus de problèmes structurels qui font montre d’une totale opposition avec ces objectifs, pourtant louables.

Le journal Rue89 Bordeaux s’est d’ailleurs saisi de cette thématique à l’occasion de l’été spectaculairement chaud que nous avons vécu en 2022. Dans un article au nom plus qu’évocateur, « Des logements tout nouveaux, trop chauds à Bordeaux » [3], les quartiers de la zone Brazza et d’Euratlantique ont fait les frais d’une critique au vitriol, sans être infondée pour autant : présence de larges surfaces vitrées, absence de protection naturelle contre l’ensoleillement, isolation peu performante face à la chaleur ou logements sans volets – pour des raisons esthétiques ? –, il est certain qu’habitants et habitantes de ces nouveaux appartements ont dû subir un été 2022 dans des conditions particulièrement difficiles… et le réchauffement climatique n’annonce rien de bon pour l’avenir de telles constructions.

Pour Thomas, encore une fois, il pourrait s’agir de quartiers où le confort a été sacrifié sur l’autel de la densité ; les cahiers des charges ont certainement prévu des spécificités architecturales bien pensées, mais évacuées des projets finaux au cours des négociations, pour comprimer le prix global de réalisation.

Toutefois, les protections solaires, souvent ignorées du grand public et, de manière plus symptomatique et inquiétante, des acteurs et actrices de la construction eux-mêmes, ne relèvent pas de l’optionnel. Pour Thomas :

Avec le réchauffement climatique, si on continue à concevoir comme on le fait tous les jours – c’est-à-dire une boîte avec quelques loggias – cela ne suffira pas. Il faut, au contraire, favoriser des bâtiments traversants, créer de la ventilation.

Cette nécessité est d’autant plus renforcée que, selon lui, les logements actuels jouissent d’une isolation renforcée et efficace pour les périodes hivernales, ce qui entre en corrélation avec les politiques d’incitation gouvernementales de rénovation des bâtiments pour diminuer la consommation de chauffage. Néanmoins, cette isolation hivernale n’est pas nécessairement à même d’offrir la même efficacité contre la chaleur, notamment si le bâtiment n’est pas bien ventilé ou s’il est mal exposé, car alors les murs se chargent en puissance calorifique la journée, et contribuent à créer une atmosphère chaude la nuit. De surcroît, cet effet renforce la hausse des températures dans les centres urbains.

De fait, ces constructions vendues comme des lieux idylliques, fabriquent finalement de l’inconfort. Pour contrer ces effets, il est donc urgent de fournir des efforts sur tous les plans, en tenant compte de l’augmentation du coût des matières premières.

D. L’augmentation du coût des matières premières

Depuis la crise épidémique de la Covid-19, une première vague d’augmentations pour certains matériaux a commencé à déferler ; renforcée par la guerre en Ukraine, la vague se transforme en tsunami qui déferle sur l’intégralité des prix et de la disponibilité des matériaux comme le métal, le bois ou le plastique.

En plus de cette déferlante sur les prix, des tensions sur la chaîne d’approvisionnement – qui contribuent, elles aussi, à cette hausse –, provoquent un « effet bouchon » avec des chantiers mis à l’arrêt faute de matériel, pendant que les commandes continuent d’affluer. Il est d’ailleurs étonnant de relever que la majorité des structures ne prennent pas cette situation en considération pour réfléchir à des solutions alternatives de construction.

En revanche, au sein du studio Bellecour où travaille Thomas, les projets à venir, ceux déjà dessinés ou en cours de construction, l’heure est au changement de paradigme. Les matériaux classiques viennent à manquer et les coûts explosent ? Dont acte ; trouvons alors de nouvelles solutions ! Ainsi, l’équipe se mobilise pour adapter sa manière de concevoir les projets, pour esquiver ou limiter les effets de la pénurie sur certains matériaux, sans pour autant dénaturer le produit final.

Pour prendre un cas concret, sur un projet très récent, il était initialement question d’utiliser des tuiles classiques. Or, le fournisseur a contacté l’agence pour les prévenir que le marché serrait en forte tension, et qu’il ne pourra pas honorer ses commandes en 2023 ; plusieurs alternatives ont donc été proposées par ce dernier, évoquant d’autres produits moins conventionnels ou connus : des tuiles d’une autre couleur, du bac d’acier, etc. Par la suite, c’est le rôle des architectes de composer avec cette partition parfois trouée, qu’il faut rapiécer, pour réussir à créer une symphonie architecturale qui respecte tout à la fois le budget, le projet, et le confort final pour les usagers et usagères.

E. Quelle architecture dans tout cela ?

Pour conclure, Thomas concède que l’architecture doit désormais faire front face à différents impératifs qui, pour certains, relevaient de l’optionnel il y a quelques années encore. Notamment, le gouvernement incite fortement pour que des efforts soient concédés sur les questions de la transition énergétique, ce qui touche la consommation des logements et, incidemment, la manière de concevoir et construire un logement. Par exemple, il est désormais possible d’ériger des habitations collectives avec une structure en bois, ce qui est promu au sein de l’agence où travaille Thomas.

Néanmoins, chaque médaille tient son revers : la réalisation est un peu plus coûteuse et il n’est pas possible de construire autant de logements [4]. Pour autant, ces arguments, jadis perçus comme des contraintes ou des repoussoirs, deviennent audibles et valorisés maintenant que l’écologie a su s’imposer largement dans le débat public. En outre, cela conduit à mobiliser plus fortement, et avec de nouveaux usages, des matériaux encore peu sollicités par les constructeurs, ce qui a une répercussion logique sur le coût total, comme évoqué ci-avant. Thomas l’admet d’ailleurs assez librement : « il existe comme un frein culturel en la matière, en France ».

Nous pouvons cependant compter sur le soutien de l’ADEME, acteur très présent dans le secteur de la construction, et qui se mobilise pour aider les maîtres d’ouvrages vers cette transition dans leurs travaux tant sur le neuf que sur la rénovation.

Comme bilan, nous pouvons donc retenir qu’il y a des volontés, des initiatives, de grands enjeux pris au sérieux… Encore faut-il qu’ils soient suivis d’effets concrets ! Il reste encore tant à faire, tant de solutions à imaginer, développer et mettre en œuvre ; mais les architectes ne sont pas seuls, nous dit Thomas. Allez savoir, peut-être qu’un engagement politique plus fort sur ces questions pourrait insuffler une nouvelle dynamique dans cette perspective de repenser nos habitats, de leur construction à leur utilisation ? L’avenir nous le dira.

[1Thibault Ruat, « Les contraintes normatives sur le marché du bâtiment : une opportunité d’évolution des agences d’architecture vers des stratégies plus coopératives et innovantes », Marché et organisations, 2 (2022), p. 95.

[2Bernard Blanc est un membre actif de la société civile. Il est notamment connu pour être, avec Pierre Hurmic, à l’origine de l’adoption du label BFB – Bâtiment Frugal Bordelais –, qui vise à adapter les bâtiments aux enjeux climatiques, énergétiques, environnementaux, économiques et sociaux de demain.

[3Simon Barthélémy, « Des logements tout nouveaux, trop chauds à Bordeaux », Rue89 Bordeaux, publié le 02 septembre 2022 [consulté le 21 mars 2023]. URL : https://rue89bordeaux.com/2022/09/face-aux-canicules-lechec-cuisant-des-logements-flambants-neufs-a-bordeaux/

[4En effet, techniquement les hauteurs de plancher à plancher sont plus importantes pour les hauteurs totales du bâtiment inchangé au niveau du règlement d’urbanisme.

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