Fin octobre 2022, la revue Limite s’arrête. Pendant sept ans, ce trimestriel a interrogé le concept de « progrès », notamment au moyen de l’« écologie intégrale » de l’encyclique Laudato si’ (2015) du pape François. Le texte pontifical ambitionnait de remettre des limites à un progrès qui ne semblait plus en avoir. Si l’aventure éditoriale s’est arrêtée, Gaultier Bès, l’un des cofondateurs de la revue, expérimente la critique de l’idéologie du progrès au sein de l’éco-hameau de La Bénisson-Dieu. Ce normalien féru de Georges Bernanos et de Simone Weil y incarne un idéal de sobriété radicale. Nous nous sommes entretenus avec lui à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage Nos futurs (L’Escargot, 2023), qui questionne à la fois nos rapports au progrès, à l’écologie et au temps à venir.
Depuis quand vous intéressez-vous à la question du progrès ?
La question du progrès me taraude depuis le lycée. Une pièce, que nous avions jouée avec des camarades, peu connue, mais remarquable,Vous serez comme des dieux du poète-paysan Gustave Thibon (1959), imaginait un monde dans lequel la mort a été vaincue par des avancées technologiques,et d’où Dieu et toute vie spirituelle ont été évacués comme archaïques. L’utopie paraît d’abord indépassable. Mais la belle mécanique déraille quand une jeune fille, Amanda, se révolte contre cette vie trop parfaite et prétend retrouver son âme, quitte à renoncer à l’immortalité. Le personnage que je jouais, qu’elle entraîne après elle, dit ainsi aux chefs de la cité resplendissante : « Demain est à vous, mais la suite innombrable des demains ne fait pas un toujours. Vous avez conquis l’illimité, vous avez perdu l’infini ». Le propos est un peu didactique, mais l’essentiel des enjeux du Progrès était posé. Thibon faisait de la religion moderne du Progrès une résurgence de la tentation du Serpent dans le Livre de la Genèse : prétendre maîtriser le principe même de la vie, c’est se prendre pour Dieu. Il reprenait en cela la magnifique formule de l’évangile : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il en vient à perdre son âme ? » (Matthieu, 16,26). Mon questionnement sur le progrès fut donc d’abord spirituel, avant d’être historique ou scientifique. Une deuxième étape décisive fut ma découverte de l’œuvre politique de Georges Bernanos. Ses écrits de combat, lus avec avidité pendant mes études, ne cessent de poser cette question : à quoi bon le progrès des machines, à quoi bon la vitesse, la puissance, la conquête des astres et des abysses ?Autrement dit, que sert d’être surhumain si l’on en devient inhumain ? Pour toute cette génération, née aux abords de 1900, le Première Guerre Mondiale a été un traumatisme sans égal : l’horreur du conflit était à la hauteur de sa massification industrielle. Le progrès technique n’avait pas apporté la paix, mais avait rendu les combats plus sanglants que jamais, et soumis les personnes à des forces tutélaires d’une puissance inédite. Bref, grâce à Bernanos, mon scepticisme spontané vis-à-vis des promesses technoprogressistes a pris un tour plus politique.
Comment le définiriez-vous ? Vers où est-il dirigé ? Vers un « mieux » ? Lequel ?
Le progrès est une notion polymorphe qu’il est difficile de réduire à tel ou tel de ses aspects. Historien des idées et professeur de droit public, Frédéric Rouvillois place son invention après Descartes, « sous les auspices de Bacon, de Campanella et de Malebranche », à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles (L’Invention du progrès, 1680-1730, CNRS éditions, 1996). Ce sera ensuite l’ambition des Lumières d’envisager des sociétés dans lesquelles progrès technologique, progrès social et progrès moral croîtraient de concert. Selon Rouvillois, « l’idée selon laquelle l’homme – ce qu’il a, ce qu’il fait, ce qu’il est – s’améliore graduellement, progresse au cours de son histoire » est « l’un des mythes fondateurs de la pensée moderne » (« Liminaire », p. 7). Il me semble que ce qu’on appelle « Progrès », avec une majuscule, est la foi dans la capacité des sociétés humaines à concilier l’accroissement de la puissance matérielle, fondée sur la multiplication de machines démultipliant l’énergie corporelle et celle du vent ou de l’eau, avec l’accroissement des vertus individuelles et publiques. Le Progrès serait donc l’alliage de l’ingéniosité techno-scientifique et de la sagesse humaine, de la raison et de la vertu. Le Progrès est philanthropique parce qu’il prétend libérer l’humanité de ses chaînes, à commencer par celles de l’ignorance et de la bestialité. Il s’agit d’humaniser l’homme en l’émancipant de ses déterminismes, naturels (les limites de sa biologie) ou sociaux (les dominations diverses qu’il subit dans ses relations). À l’idée de liberté se conjugue aussi celle de l’harmonie universelle. Ainsi, la théorie du « doux commerce », chère à Montesquieu, postule que la multiplication des échanges économiques entre nations étrangères favorise non seulement la paix, mais la moralité : « Le commerce guérit des préjugés destructeurs, écrit-il, et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. » Et d’enfoncer le clou : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix » (L’Esprit des Lois, IV, XX). Pour paraphraser saint Paul, aux yeux des tenants du Progrès, toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment l’homme… Mais cette philanthropie autoproclamée masque peut-être mal un dangereux refus des limites inhérentes à la condition humaine.
Vous définiriez-vous comme « progressiste » ? Est-il pour vous, comme pour Montaigne, le « chemin vers la vertu » ?
Je ne me définis pas comme « progressiste », parce que je ne crois pas à la corrélation entre le progrès des techniques et celui des mœurs, et parce que la prétention d’édifier un nouveau paradis terrestre, d’où la part sombre de l’humain serait bannie, m’apparaît aussi illusoire que dangereuse. Que les choses puissent s’améliorer, j’en suis certain. Que des outils puissent nous faciliter la vie, je le concède volontiers. Mais que le bonheur de l’humanité puisse naître et croître dans l’extension indéfinie de sa puissance d’agir sur le monde et sur soi, c’est ce que je ne peux admettre. Pour des raisons empiriques d’abord : depuis les débuts de l’ère industrielle, la puissance technologique n’a cessé de croître, octroyant à certains humains un pouvoir exorbitant sur le monde, et au plus grand nombre un indéniable surcroît de confort, sans que le bonheur et l’harmonie n’en sortent véritablement grandis. Il est évident, par exemple, que la massification de flux d’informations instantanés ne s’est pas accompagnée d’une amélioration proportionnée des facultés de discernement et de compréhension. Plus largement, l’Histoire enseigne assez clairement, me semble-t-il, que refuser a priori toute limite au pouvoir humain, le refus de se soumettre à des interdits élémentaires, comme ceux fournis par le décalogue, a mené aux pires totalitarismes. Ainsi Hannah Arendt a-t-elle pu affirmer que la conviction que « tout est possible » ne confirme qu’une chose, c’est que tout peut être détruit.
Y a-t-il une « crise du progrès » ou faisons-nous fausse route ?
L’Histoire du concept de « Progrès » est l’histoire de ses remises en cause, et de ses redéfinitions polémiques. Quand certains ont mis en avant le caractère irrésistible de la mécanisation de la société, certains s’y sont opposés au nom de valeurs antagonistes, la lenteur, l’amour du travail artisanal ou le droit au travail des ouvriers remplacés par les machines. Le problème vient précisément de l’emploi intransitif, absolu, du mot « progrès ». Ce qu’il faut déterminer, c’est de quel progrès on parle : le progrès de qui, de quoi, pour qui, pour quoi ? Et j’ajouterais : à quel prix ? Car au fond, c’est toujours un progrès contre un autre, car même les conservateurs les plus obtus ou les pires réactionnaires revendiqués aspirent à une société meilleure, au perfectionnement des vertus ! L’erreur des progressistes n’est pas, à mon sens, de défendre leur projet d’amélioration de la société, mais de le prétendre inéluctable. Par exemple, à propos du machinisme agricole, le docteur Villermé a pu écrire : « Le développement de ces utiles engins marche de pair avec celui de la civilisation ; il n’est donc ni possible ni souhaitable d’en arrêter le cours. » (Revue des Deux mondes, 1860). Quand le progressisme prend la forme d’un « There is no alternative », c’est alors qu’il s’oppose à la liberté humaine, loin de la servir, et qu’il peut devenir totalitaire. Si crise du Progrès il y a, elle réside dans cette tension entre un prétendu sens de l’Histoire et la volonté parfois farouche d’autodétermination des peuples et des personnes. Sans compter que le « paradis des machines » fustigé par Bernanos ressemble à s’y méprendre à un cauchemar panoptique et de plus en plus apocalyptique.
Justement, pourquoi ce titre « Nos Futurs » ? Quelles différences entre le No Future des punks et le No Future qu’on perçoit dans des discours catastrophistes plus contemporains ?
Chaque génération engendre ses frustrations, ses espérances et ses angoisses. Mais si j’ai repris, en clin d’œil, la formule des Sex Pistols, c’est justement parce que je perçois une certaine continuité entre leur révolte et celle qui s’exprime aujourd’hui dans nos sociétés post-industrialisées : le projet moderne d’émancipation des individus a surtout décuplé le pouvoir des machines sur nos vies et réduit drastiquement leurs marges d’influence sur le monde concret. Bardés de gadgets, hyperconnectés dans un monde globalisé, nous ne savons plus guère où nous habitons et nous voyons le monde brûler sans savoir, ni même vouloir, éteindre l’incendie. À cette crise de sens, liée aux promesses inabouties de la modernité avancée, s’ajoute une situation inédite : la dégradation du monde vivant est désormais perceptible à l’échelle d’une vie, et nous avons de bonnes raisons de croire qu’à nos problèmes psycho-socio-économiques, s’ajoute maintenant une précarité encore plus fondamentale : la remise en cause de l’habitabilité même de la planète Terre.
Pourriez-vous nous rappeler la définition de l’« écologie intégrale » ? Nous éclaire-t-elle sur la crise du progrès ? Si oui, comment ?
L’« écologie intégrale » telle que nous l’avons défendue et promue dans la revue Limite est une approche qui entend répondre aux définitions réductrices de l’écologie. En effet, si on définit cette dernière à la manière de son premier théoricien, Ernst Haeckel (1866), comme la « science des conditions d’existence », on voit qu’elle implique une vision holistique, englobante. Appliquée à l’espèce humaine, l’écologie ne peut en effet se résumer à la dimension écosystémique (« environnementale »). Aux fondements bio-physiques qui déterminent les sociétés humaines (l’accès à l’eau, à l’air, à la terre, aux végétaux…), s’ajoutent une multitude d’autres paramètres, qui vont de la bioéthique au climat, de l’économie à la politique, et qui, tous entremêlés, forment la trame de l’existence humaine. Habiter le monde en humain, c’est incarner une manière particulière d’être vivant, et déployer des relations conscientes non seulement avec notre milieu naturel, mais aussi avec nous-mêmes (réflexivité), avec les autres (politique), et avec l’au-delà (spiritualité). Cette vision a trouvé dans l’encyclique du pape François sur la sauvegarde de notre maison commune, Laudato Si (2015), son texte de référence. Le pape y répète que « tout est lié », et notamment « la clameur de la Terre » et « la clameur des pauvres », victimes de la frénésie productiviste et de la culture du déchet, qui réduit les êtres et les choses à une fonction purement utilitariste, fonctionnaliste.
Comment votre expérience à La Bénisson-Dieu alimente-t-elle votre réflexion sur le progrès ?
Vivre au sein d’un village expose aux pesanteurs de la société vicinale, paysanne et artisanale, faite de lenteur et de stabilité, qui fut la condition de nos ancêtres pendant des siècles, et même des millénaires, et qui a été balayée en quelques décennies par l’accélération et l’artificialisation à outrance de nos modes de vie. On comprend que les promesses et les prouesses du confort moderne aient paru si enivrantes à ceux qui ne connaissaient que les joies simples des modes de vie traditionnels ! Mais on mesure aussi ici tout ce que nous avons perdu en nous déracinant : le lien substantiel avec les éléments naturels, une vie inséparablement active et contemplative, une proximité permanente, la richesse d’une vie commune sinon communautaire, etc. Il me semble que nous avons largement perdu en qualité ce que nous avons gagné en quantité. On estime qu’un Français effectue, chaque jour, à peu près aujourd’hui le même nombre de déplacements (trois ou quatre) dans le même temps (une heure) qu’en 1800. Mais la distance a été décuplée, passant de cinq à cinquante kilomètres ! De fait, je progresse plus vite à pied de ma cuisine à mon potager qu’un citadin de la sienne au supermarché ! Quand je me compare à certains anciens qui savent faire un nombre incroyable de choses de leurs mains, je me dis qu’il n’est pas si clair que nous ayons progressé dans le bon sens ! À nous de faire le tri, avec discernement, entre l’usage prudent des technologies surpuissantes de notre époque et les low techs, ces ’machines pauvres’, comme le rouet, la faux ou la charrette, vantées par Lanza del Vasto, qui impliquent une décroissance certaine de notre puissance immédiate au profit d’une croissance de notre autonomie concrète, c’est-à-dire de notre savoir-faire par nous-mêmes.
On a l’impression à propos de l’écologie, que vous mettez du conservatisme là où il y a majoritairement du progressisme. Y a-t-il des solutions écologiques aujourd’hui appelées progressistes mais qui auraient été appelées hier conservatrices ?
Il faudrait prendre les questions les unes après les autres. Mais j’ai effectivement de plus en plus de mal à utiliser ces catégories tant elles me paraissent piégées. Qui est conservateur aujourd’hui, celui qui s’oppose à la construction d’une autoroute inutile mais destructrice, ou celui qui s’obstine à défendre un projet imaginé pendant les Trente Glorieuses ? Celui qui manifeste pour défendre certains « conquis » sociaux ou celui qui les remet en cause ? Celui qui prend l’avion ou celui qui préfère le train, quitte à y passer trois fois plus de temps ? Des positions souvent étiquetées médiatiquement comme conservatrices m’apparaissent au contraire comme des voies d’avenir, porteuses d’espoir : l’attachement à l’altérité sexuelle comme fondement de la société, l’opposition à l’artificialisation du vivant, qu’il s’agisse de plantes génétiquement modifiées ou de la reproduction artificielle de l’humain, par exemple. Et inversement : il me semble, pour prendre des sujets d’actualité, que la volonté, portée par des forces dites progressistes, de libéraliser l’euthanasie s’oppose au progrès de la solidarité intergénérationnelle et de l’accompagnement de la fin de vie qu’implique l’investissement massif dans les soins palliatifs.