La citoyenneté, qui a pu être qualifiée « d’administrative » se présente davantage aujourd’hui comme une citoyenneté de l’action publique [1], voire comme une citoyenneté du numérique [2]. En effet, elle s’exerce au travers des droits spécifiques reconnus aux citoyens dans leurs relations avec les pouvoirs publics dans un contexte désormais marqué par l’émergence de nouveaux processus de digitalisation [3]. Or, les services publics eux-mêmes sont à la recherche de formules permettant de développer une citoyenneté de l’engagement. Aussi, le développement de l’écosystème des Civic Tech appelle, aujourd’hui, un nouveau regard de la part des autorités publiques et suscite une mobilisation collective des responsables publics, des corps intermédiaires et des citoyens eux-mêmes. Désormais ces technologies civiques sont observées comme des laboratoires de la citoyenneté numérique qui doivent, grâce à de nouvelles modalités de participation, promouvoir une véritable culture citoyenne du numérique [4], respectueuse de la vie privée. Ces objets dits « à double usage » [5] ou « connectés » semblent s’inscrire dans une « cyberdémocratie » [6] faisant coïncider collectivement la vie réelle « hors-ligne » et son prolongement « en ligne ».
Les Civic Tech ou « civic technologies », traduites par « technologies citoyennes » ou « technologies à visées citoyennes » peuvent illustrer le mouvement de « démocratie électronique » ou de « démocratie internet » [7]. Elles se définissent comme l’usage de la technologie dans le but de renforcer le lien démocratique et d’ouvrir la voie à de nouveaux rapports entre les citoyens et le gouvernement [8]. Elles sont composées de plusieurs sous-ensembles tels que la Gov Tech destinée à recouvrir l’ensemble des solutions technologiques qui transforment les services publics et la Pol Tech qui caractérise les usages faits des technologies digitales par les partis politiques et les équipes de campagne pour l’activité électorale [9]. Suscitant un intérêt nouveau des agents, ces outils se sont intégrés dans une grande diversité de missions aux finalités multiples, délimitées très souplement. En France, ce mouvement regroupe essentiellement quatre catégories d’activités : la promotion de l’ouverture et de la transparence des informations, la participation à la prise de décision publique, l’encouragement à la mobilisation des citoyens en faveur d’actions ou de causes d’intérêt général et enfin la proposition de solutions destinées à améliorer les interactions entre les institutions et les citoyens. Cette évolution de la relation entre les citoyens et les pouvoirs publics témoigne d’un enjeu démocratique révélateur de la transformation du politique et de l’institutionnel par les technologies digitales. Cela peut s’illustrer par le biais des trois niveaux de l’e-participation : l’e-information à travers la publication des informations et la mise à disposition de documents administratifs ou le rôle du « citoyen capteur » [10], l’e-consultation par les citoyens et la publication d’opinions, ou le « citoyen usager » et enfin l’e-prise de décision ou le « citoyen partie prenante dans la co-construction de décisions ». De telles approches permettraient à l’institution publique de « s’agiliser », de se décloisonner et de renforcer sa proximité avec les administrés, en se mettant visiblement à leur service. Elles contribueraient à la « revitalisation d’anciennes pratiques politiques » et constitueraient le lieu de « nouvelles formes d’énonciation politique, plus personnelles, plus expressivistes » [11]. Ainsi, au delà des thématiques plus traditionnelles en socio-politique dans le domaine des technologies citoyennes, ces nouvelles formes de participation politique tendent à (re)questionner la légitimité, la représentativité, l’asymétrie du pouvoir en participation publique, invitant à (re)définir de nouveaux modes d’organisation [12].
La place des Civic Tech intégrées à un mouvement de transformation radicale fait apparaître de nouveaux acteurs pour donner une place nouvelle aux citoyens. Par conséquent, le phénomène des Civic Tech suscite des initiatives de l’État et des collectivités territoriales, ainsi que le développement de produits innovants de participation numérique des citoyens à l’action publique. Les technologies citoyennes ont développé par exemple des sites web de suivi parlementaire, des outils pour aider les citoyens à signaler les problèmes d’infrastructures locales aux autorités locales, ou des sites web de liberté d’information qui aident les utilisateurs à soumettre des demandes aux institutions publiques. MySociety est une des organisations anglaises Civic tech les plus anciennes, qui a pu avoir une influence directe sur l’élaboration des politiques britanniques. Par le biais de WhatDoTheyKnow [13], un site de mySociety conçu pour aider les citoyens anglais à faire des demandes d’accès à l’information, il a été possible d’identifier des vulnérabilités sur des équipement de vidéosurveillance au Royaume-Uni. Face au risque de communication des images captées par les caméras avec la Chine, les militants des libertés civiles Big Brother Watch ont étudié l’utilisation des caméras de vidéosurveillance Hikvision au Royaume-Uni en soumettant plus de 4500 demandes de liberté d’information par l’intermédiaire de WhatDoTheyKnow à un éventail d’organismes publics. Plusieurs parlementaires luttent depuis 2022 pour voir le retrait des caméras Hikvision des bureaux gouvernementaux britanniques [14]. De même, la base de données FixMyStreet [15], autre site de MySociety, permet au public et aux structures administratives d’analyser les problèmes d’infrastructure d’une ville et de suivre leur résolution. My Society donne donc la possibilité aux citoyens d’évaluer la manière dont les différentes institutions publiques répondent aux demandes de liberté d’information et, par conséquent, la manière dont la loi est appliquée, en plus de rendre publiques les bases de données de ces logiciels. Elle crée de nouvelles formes de « lisibilité » et « d’évaluabilité » [16] de la performance des gouvernements.
De surcroît, certaines communes font l’usage de cette technologie pour réengager les citoyens et rendre les villes plus inclusives, innovantes et résilientes. Elle permet de mettre leurs destinataires au cœur du modèle digitalisé (administrés ou usagers de la collectivité territoriale). Elle se traduit par le partage des données de la collectivité avec les citoyens au travers de plateformes [17]. Pour exemple, la ville de Bordeaux a mis à disposition un espace collaboratif dédié aux jeux de données qui la concernent [18]. Cela passe d’abord par la dématérialisation des démarches et des services en lignes. La ville de Bordeaux, par le biais d’un site internet, offre la possibilité pour ses habitants de donner un avis sur les projets de la ville et des propositions d’amélioration [19]. Les administrés, avec le processus de digitalisation peuvent réagir, contribuer, contester, proposer des évolutions et des suggestions. Cela peut également s’illustrer par des échanges bidirectionnels qui présentent une fonctionnalité d’expression citoyenne via une voie de retour instantanée depuis un ordinateur fixe, une tablette, un téléphone portable [20]. Ils peuvent désormais faire valoir leur implication géographique [21], leur intérêt et leur engagement démocratique par le biais de démarches de dialogue citoyen, de partage d’action civique. Les Civic Tech, et en particulier les plateformes de participation en ligne, ont permis de démultiplier les solutions pour atteindre un large public et de diffuser des projets de co-gestion territoriale afin d’informer, consulter-concerter les citoyens. Avec ces technologies, les citoyens peuvent intervenir, notamment lors des deux temps forts du processus des budgets participatifs : lors de l’étape de dépôts des projets par les citoyens et celle du vote [22].
Ainsi, sous un libellé commun, les outils peuvent parfois être assez différents. Le périmètre mouvant des Civic Tech, comme concept-valise [23], possède l’avantage de garder floue la diversité des usages citoyens des outils numériques. Or, l’expérience du destinataire /citoyen doit être au cœur de ces processus démocratiques afin d’éviter une non réception ou une mauvaise réception des outils (notamment la formulation obscure d’un message) [24]. Ces derniers ne seraient pas adaptés, mal utilisés, sous utilisés pour appréhender la situation réelle des destinataires qui ne seraient plus l’objet principal de la norme. Des cartographies [25] sont alors pensées afin d’appréhender ce public variable, en constante recomposition.
En outre, le potentiel des TIC, pour permettre au public de s’impliquer plus activement dans le gouvernement, en particulier dans le processus d’élaboration des politiques, est de plus en plus reconnu par les dirigeants gouvernementaux [26]. Les canaux d’information et d’interpellation des citoyens se multiplient et s’intensifient [27]. La démocratie participative numérique est en phase de profonde évolution et fait l’objet de multiples réflexions quant au développement des formes qu’elle pourrait prendre. En France, des institutions nationales se sont saisies des enjeux de la Civic Tech et jouent un rôle prépondérant dans le développement des technologies civiques. C’est le cas notamment de l’Assemblée nationale qui organise des consultations citoyennes sous forme électronique et qui possède, en son sein, depuis septembre 2017 un groupe de travail nommé « Démocratie numérique et nouvelles formes de participation » [28]. Plus particulièrement certains députés souhaiteraient « promouvoir l’implication des citoyens engagés et recréer un lien avec ceux qui ont décroché du système représentatif » [29]. Développer la démocratie numérique comme lieu de débat citoyen constitue désormais l’un des défis majeurs à relever pour cette institution [30]. De même, plusieurs agences britanniques [31], en charge des services numériques, se sont développées à partir des années 2010, et sont chargées de répondre aux besoins numériques de l’administration mais également de satisfaire les besoins des usagers [32]. Elle a inspiré dans de nombreux pays, dont la France, la création d’unités centrales et interministérielles en charge du développement numérique de l’État.
Plus encore, les Civic Tech se caractérisent par la question de l’équilibre dans la relation entre les pouvoirs publics et les citoyens. En effet, elles atténueraient le déséquilibre existant, notamment en donnant davantage de pouvoir aux citoyens pouvant mieux contrôler l’administration et leur permettrait de participer aux processus décisionnels. Il s’agit de replacer « (les) compatriotes au cœur des grands choix de la nation » [33] dans une perspective nouvelle de réinventer des modes de dialogue. Plusieurs problématiques semblent alors en suspens : celle de l’optimisation et de l’amélioration des dispositifs participatifs existants à l’échelle locale et dans certaines politiques publiques. Cela rejoint la question de l’étendue de la collaboration avec les institutions publiques et du degré de transparence dont elles doivent faire preuve notamment au regard du concept d’Open Data qui mène à interroger l’importance de l’ouverture des données du service public et sur le degré de l’obligation des administrations publiques à s’adapter à cette ouverture. La donnée ouverte numérique, dont l’accès et l’usage sont laissés libres aux usagers, s’inscrit dans une tendance qui considère l’information publique comme un bien commun dont la diffusion est d’intérêt public et général. Depuis l’Open Government Partnership, notamment, les pays membres s’engagent à plus d’ouverture, de transparence, et de proximité avec les citoyens et cela se manifeste notamment par l’ouverture des données publiques [34]. Ainsi, d’une part la « datafication » [35] est motivée par des visions démocratiques et étroitement liée aux notions de responsabilité [36] politique, d’équité et d’autonomisation des citoyens et d’autre part, celle-ci est souvent perçue comme une menace pour les publics démocratiques [37]. C’est notamment le cas du point de vue des entreprises du numérique qui voient dans l’exploitation des données publiques une source de création de valeur, ce qui semble s’opposer à la protection des données personnelles [38].
Entre révolution et instrumentalisation, les Civic Tech témoignent d’une mutation du secteur, qui entraîne elle-même une transformation de la pratique, et du droit lui-même. Elles conduisent à mobiliser l’expertise citoyenne tout en maintenant la primauté de l’expertise politique dans la nécessité de concilier logique économique (performance de l’action publique) et logique politique (légitimité des décideurs publics). Les pouvoirs publics ont été attirés par l’horizontalité permise par les outils numériques. Certains auteurs y voient l’avènement d’un nouveau mode de gouvernance de l’action publique [39]. L’État, alors garant de la détermination de l’intérêt général, devrait jouer un rôle d’encadrement plus performant des technologies politiques eu égard notamment à l’impératif de protection des données personnelles [40]. Aussi, les Civic Tech doivent être davantage adaptées au contexte et aux finalités de la participation et ainsi éviter de créer un « capitalisme de surveillance » [41]. Ainsi, une éducation réflexive du numérique serait essentielle afin de permettre d’interroger l’effectivité d’une structuration juridique et opérationnelle de ce champ autonome de la démocratie participative comme « université ouverte de la démocratie » [42], s’inscrivant dans un véritable « cycle délibératif national » [43].