L’augmentation récente du nombre de crises dans le système international semble laisser entrevoir un déclin de l’hégémonie Occidentale ou du moins son isolement. En témoigne l’utilisation croissante de l’expression « The West versus the Rest ». Si le fossé entre l’Occident et le reste avait commencé à se creuser avec la guerre en Ukraine ; certains États condamnant les actions russes, d’autres préférant adopter une position de neutralité ; la guerre à Gaza a accru les divisions dans le système international. L’Occident est aujourd’hui ouvertement contesté, « accusé d’un deux poids deux mesures dans l’application du droit international ». [1]
La crise de l’Essequibo, qui oppose actuellement le Venezuela et le Guyana en Amérique Latine, et les réactions internationales qu’elle engendre, à la suite de l’aggravation récente du conflit, illustrent la prise d’importance d’un groupe de pays émergents dans le système international. Est-ce à dire toutefois que ces derniers ont la capacité de renverser l’hégémonie, certes quelque peu affaiblie, de l’Occident ? Le silence ou la faible réaction des puissances traditionnelles du système international révèle-t-elle le maintien de l’Amérique Latine dans la périphérie du système ?
L’Essequibo, désigne le fleuve, considéré par le Venezuela comme sa frontière naturelle, mais aussi le territoire compris entre la frontière actuellement déterminée et le fleuve qui appartient aujourd’hui au Guyana. Il couvre une superficie de 160 000 km2 soit les deux tiers du Guyana et abrite un cinquième de sa population. L’un des principaux enjeux de ce territoire réside dans la présence de grandes réserves de pétrole, principalement dans la Zone Économique Exclusive.
Comprendre la crise de l’Essequibo suppose tout d’abord de rappeler les bases du conflit historique ainsi que les éléments l’ayant renouvelé. Il s’agira ensuite d’étudier les faibles réactions des puissances traditionnelles du système international. Enfin, nous montrerons que la faible cohésion des pays émergents dans leur réaction à la crise témoigne d’un certain maintien du statu quo dans le système international.
I- Retour sur l’histoire du conflit
Si le conflit n’est pas récent, il n’en reste pas moins qu’il a été ravivé ces dernières années par la découverte de pétrole dans la région.
A- Un conflit qui dure dans le temps
Les revendications vénézuéliennes concernant l’Essequibo remontent au milieu du XIXe siècle. En effet, si la région fait partie intégrante du territoire lors de l’indépendance du pays en 1811, celle-ci est récupérée dès 1840 par les Britanniques, installés sur le territoire de ce qui sera le Guyana, à partir du traité de Londres du 13 août 1814 [2].
Un différend se constitue alors entre les deux États puisque le tracé de la frontière [3] a été réalisé de manière unilatérale par les Britanniques [4].
Malgré le soutien des États-Unis au Venezuela sur la base de la doctrine Monroe, les négociations ne trouvent pas d’issue favorable. Un arbitrage est donc envisagé. C’est l’accord de Paris, adopté en 1899, qui confirme alors la possession britannique de l’actuel territoire dit de l’Essequibo, soit 160 000 km2 [5].
Tout au long du XXe siècle, le Venezuela maintient ses réclamations sur le territoire de l’Essequibo. En 1962 par exemple, lors de la XVIe période annuelle de sessions de l’Assemblée générale des Nations unies, le gouvernement vénézuélien affirme qu’un changement de statut de la colonie du Guyana Britannique ne changera pas ses revendications sur le territoire de l’Essequibo [6].
Dans la mesure où l’arbitrage de Paris ne met pas fin au désaccord territorial, et puisque le Guyana est sur le point d’obtenir son indépendance, la Convention de Genève est signée en 1966, prévoyant la mise en place d’une commission mixte pour régler le contentieux. Dès lors, le Venezuela considère que l’accord de Paris est caduc, tandis que le Royaume-Uni estime que l’Accord de Paris est toujours en vigueur, la Convention de Genève n’ayant pas permis la conclusion d’un accord [7].
B- Un conflit ravivé par la découverte de pétrole
Si le Venezuela avait fait taire ses revendications sous la présidence de Chavez, prônant une entente entre les pays d’Amérique Latine en vertu du Bolivarisme, l’arrivée de Maduro au pouvoir en 2013, accompagnée de la découverte, par la compagnie américaine ExxonMobil, de gisements de pétrole offshore dans les eaux territoriales de la région de l’Essequibo en 2015 ont ravivé le conflit [8].
Cette découverte pourrait permettre au Guyana de devenir l’un des pays les plus riches du monde en termes de PIB par habitants. Il est par ailleurs le pays ayant connu la plus grande croissance du PIB entre 2020 et 2022 et la production de pétrole a été multipliée par 3 entre 2020 et 2023 [9].
La tension monte dans la région. Dès 2018, le Venezuela renforce sa présence militaire à la frontière, jusqu’à pénétrer à plusieurs reprises dans la Zone Économique Exclusive du Guyana. Alors que les organisations internationales régionales telles que la CELAC [10] et l’OEA [11] appellent au calme, la crise s’intensifie. Les États-Unis, encore fermement opposés au pouvoir d’ascendance bolivarienne de Caracas, soutiennent le Guyana en tant qu’allié et partenaire commercial [12]. Le point culminant des tensions est atteint en décembre 2023. Bien que la Cour Internationale de Justice (CIJ) [13] ait invité, par une ordonnance, le Venezuela à ne pas adopter de mesures pouvant modifier le statu quo établi, ce dernier organise un référendum le 3 décembre 2023 pour le rattachement de la région de l’Essequibo après avoir annoncé sa non-reconnaissance de la compétence de la Cour.
Sur le plan économique également, les tensions se ravivent lorsque le gouvernement de Maduro ordonne de délivrer des permis d’exploitation des gisements de pétrole de l’Essequibo à sa compagnie nationale [14].
Face à cette escalade, le secrétaire général des Nations Unies, a reconnu « en vertu de l’accord de Genève, la Cour comme moyen de règlement du différend » [15]. Toutefois, si celle-ci a reconnu que la souveraineté du Guyana sur le territoire était « plausible », elle a aussi précisé, qu’elle n’est pas habilitée, à ce stade, « à conclure de façon définitive sur les faits » [16].
II- Des réactions contrastées des anciennes puissances internationales
Qu’il s’agisse de la réaction des États Unis, particulièrement timide en comparaison des habitudes du géant, ou de celle du Royaume-Uni, qui réagit en tant qu’ancienne puissance coloniale dans le cadre des accords du Commonwealth, l’Occident n’apparaît ni ordonné ni particulièrement engagé.
A- Un laisser-aller des États-Unis dissimulant des intérêts privés puissants
Bien que les États-Unis maintiennent leur statut de première puissance mondiale dans le système international, un certain pessimisme, que l’on retrouve jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, semble altérer leur capacité de réaction [17]. En ce sens, les États-Unis n’ont que faiblement réagi à la crise concernant l’Essequibo, alors même qu’il s’agit d’un conflit se déroulant dans leur « backyard ». Expression proposée par Denise Artaud dans un ouvrage de 1995, l’historienne entend décrire l’Amérique centrale et l’Amérique latine à partir du comportement impérialiste qu’adoptent les États Unis dans la région dès 1823 et la doctrine Monroe [18]. Bien que le secrétaire d’État, Antony Blinken ait tenu à apporter le « soutien inconditionnel des USA à la souveraineté du Guyana » et a appelé à une « résolution pacifique du conflit » [19]. Les États-Unis n’ont toutefois pas joué leur rôle traditionnel de gendarmes.
L’attentisme dont souffre les États-Unis pourrait alors être un premier témoignage de l’affaiblissement de la superpuissance, dévorée à la fois par les puissances privées, mais aussi par un certain isolement diplomatique et ses besoins importants en énergie. En effet, la question de l’importation de ces ressources est un véritable problème depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022. Le pays est dépendant des exportations russes qui représentent 8% des importations totales en 2021 [20], faisant de la Russie le 4e exportateur. Les sanctions prises à l’encontre de la puissance soviétique impose en toute logique de cesser l’importation d’énergie. Par conséquent, le président Biden a tenté un rapprochement important avec le Venezuela alors que les relations diplomatiques étaient officiellement rompues depuis 2019 [21], afin de trouver une alternative au pétrole Russe. Ainsi, les besoins en énergie des États-Unis se présentent comme une limite à leur capacité d’intervention.
Par ailleurs, Washington apparaît comme souffrant d’un isolement diplomatique, en particulier dans le cadre de la guerre entre Israël et le Hamas. Pour la troisième fois récemment, les États-Unis ont utilisé leur veto au conseil de sécurité de l’ONU contre un projet de cessez-le-feu humanitaire, alors même que 13 des 15 États membres du conseil étaient en faveur du projet [22]. Isolement qui illustre sans doute la dégradation du statut de leader dont bénéficie traditionnellement l’État nord-américain.
Enfin, les États-Unis apparaissent affaiblis à l’égard de leurs propres entreprises privées qui bénéficient d’un certain pouvoir. Le secteur de l’énergie est particulièrement lié au pouvoir étatique de sorte que les entreprises qui en font partie profitent d’une influence institutionnelle certaine [23]. En ce sens, le fait que des firmes américaines, en particulier Exxon Mobil, aient décidé d’investir dans le pétrole situé dans la région de l’Essequibo limite les capacités d’action du gouvernement Étatsunien. Ce phénomène illustre parfaitement la notion de pouvoir structurel des firmes, élaborée par Susan Strange, qui désigne les capacités importantes qu’ont ces entreprises pour faire pression sur les gouvernements, notamment au travers de stratégies d’influence grâce à la supériorité d’expertise dont elles peuvent souvent se prévaloir [24].
Il faut toutefois nuancer quelque peu. Le manque d’intensité et de fermeté dans les réactions des États-Unis peut être expliqué par l’existence de conflits au cœur des régions considérées comme prioritaires dans les stratégies de politique étrangères nord-américaines. C’est notamment le cas de la guerre en Israël et le Hamas. De la même manière, si le silence de Washington et le manque de réaction concrètes peuvent signifier un aveu de faiblesse, il faut rappeler que la crise de l’Essequibo est encore limitée à une crise politique et diplomatique.
B- Le Royaume-Uni comme acteur européen principal
A contrario, la réponse du Royaume-Uni ne se fait pas attendre, la protection de leur ancienne colonie et leur emprise sur cette région s’est vite affirmée. Le 18 décembre 2023, le ministre britannique des Amériques et des Caraïbes, David Rutley [25], a offert le soutien sans équivoque du Royaume-Uni au Guyana, garantissant l’intégrité territoriale du pays. Rutley s’est aussi entretenu avec tous les ambassadeurs européens de la région pour garantir le soutien des alliés britanniques à l’ancienne colonie dans la dispute.
Le soutien britannique s’est amplifié avec l’envoie d’un navire de guerre « HMS trent » [26] au bord des côtes vénézuéliennes. Or, il faut ici rappeler qu’en 1903 c’est un blocus britannique sur les côtes vénézuéliennes qui avait conduit à la mise en place du corollaire Roosevelt. Ce corollaire qui représente l’interprétation expansionniste et interventionniste de la doctrine Monroe a été abandonné officiellement à partir de 1930. Pourtant, l’ingérence étasunienne dans la région se maintient de manière générale. L’inertie des États-Unis concernant la démonstration de force d’une puissance européenne sur leur pré-carré semble alors surprenante. La présence quasi hostile d’un navire britannique semble témoigner d’une brèche laissée par les États-Unis dans leur « backyard », brèche où les puissances européennes comme le Royaume-Uni peuvent s’engouffrer, il convient tout de même de préciser que les Etats-Unis et le Royaume-Uni jouissent « d’une relation spéciale » [27]. La présence d’un navire britannique pourrait alors s’expliquer par cette relation spéciale, les États-Unis laissant une marge de manœuvre plus importante aux Royaume-Uni, même si celle-ci va à l’encontre de leur doctrine. En défendant son ancienne colonie, le Royaume-Uni offre une démonstration de force qui atteste d’un renouvellement stratégique dans la zone, et, au-delà, ce traduisant par une volonté de renforcer les liens entre le Royaume-Uni, le Commonwealth et l’Amérique latine [28]. En ce sens, l’Occident ne semble pas uni dans cette région du monde, la quête de puissance dominant au moment de prendre des décisions.
Il convient tout de même de nuancer, en rappelant qu’en 1982 le Royaume-Uni était aussi intervenu dans la zone, dans le cadre de la guerre des Malouines [29]. Il semble intéressant de faire un parallèle entre les deux crises, l’Argentine en 1982 déclare la guerre au Royaume-Uni allié historique des Etats-Unis pourtant, tout comme durant la crise de l’Essequibo les États-Unis ne se positionnent pas dans le conflit. L’adoption d’une telle position par les États-Unis, ou plutôt l’absence de prise réelle de position, est liée à l’époque au fait que la junte argentine est un allié puissant des Etats-Unis dans leur guerre contre le communisme en Amérique latine, enjeu principal pour la superpuissance [30]. Le rapprochement entre ces deux crises révèle les causes de cette marge de manœuvre octroyée aux puissances européennes. L’inaction des États-Unis n’est que le fruit d’une stratégie suivant laquelle choisir un camp engendrerait nécessairement des conséquences dommageables. Si les puissances européennes occupent un espace laissé libre par Washington, c’est donc toujours avec sa bénédiction et conformément à la perspective réaliste de sa politique extérieure.
III- Des réactions internationales témoignant de la création d’un monde multipolaire
Si les BRICS tentent de constituer une nouvelle hégémonie, il n’en reste pas moins que la diversité de leurs réactions face à la crise de l’Essequibo témoigne d’un manque de cohésion au sein du groupe. Par ailleurs, du fait de l’affaiblissement de l’hégémonie nord-américaine et de son détachement de l’Amérique Latine, celle-ci semble avoir la possibilité de se constituer en bloc uni au sein du système international.
A- Une absence probante de cohésion au sein des BRICS
Si les BRICS se revendiquent comme étant une alternative à l’hégémonie Occidentale, plus spécifiquement nord-américaine, leur réaction face à la crise rend toutefois compte d’une faible cohésion au sein du groupe. L’Inde et l’Afrique du Sud n’ont vraisemblablement pas réagi à la crise qui oppose le Guyana et le Venezuela. L’Afrique du Sud apparaît davantage tournée vers le Moyen-Orient, centrée sur la guerre israélo-palestinienne [31]. Bien qu’il ne s’agisse pas de l’Essequibo, cet interventionnisme sud-africain témoigne de la volonté des pays dit « en développement » de se constituer en alternative.
En ce qui concerne la Chine et la Russie, elles semblent se maintenir à distance, appelant simplement à un règlement pacifique du conflit, au même titre que la plupart des autres États. Les réactions russes et chinoises doivent être analysées au prisme de leurs relations, au moins économiques, avec le Vénézuela. En effet, la Chine est le premier créancier du pays et reçoit ses remboursements directement en pétrole, tandis que la Russie est le principal exportateur d’armes au Venezuela (75% des armements), et investit largement dans le pétrole [32]. Par ailleurs, si les deux grands États n’interviennent que très peu dans la crise opposant le Guyana et le Venezuela, ils jouent toutefois un rôle croissant dans le système international. Bien qu’occupée par la guerre contre l’Ukraine, la Russie joue également un rôle dans le Pacifique ces dernières semaines, soutenant la Nouvelle-Calédonie dans la querelle qui l’oppose à la France [33]. La Chine est aussi surveillée de près par la France qui craint des ingérences depuis le référendum de 2018 [34]. De la même manière, les deux États se sont récemment opposés pour ce qui est de la Russie et abstenu dans le cas de la Chine, à l’adoption par le conseil de sécurité de l’ONU d’un projet de résolution pour limiter la course à l’armement dans l’espace [35].
S’agissant du Brésil, sa réaction, plus considérable, semble rendre compte d’un regain d’intérêt pour sa région d’origine. En effet, dès les années 2000, le Brésil commence à diversifier ses alliances. Il se détourne encore davantage de sa région d’appartenance au début des années 2010, préférant l’intégration au sein des BRICS [36]. Or la réélection récente de Lula à la présidence du pays à conduit à revirement de sa politique étrangère. Plus spécifiquement, à un renforcement de la volonté de leadership dans la région, ou du moins de renforcement de l’intégration régionale [37]. Le président a en ce sens participé au VIIe sommet de la CELAC en janvier 2023, à la suite de sa réintégration dans l’organisation internationale, et a organisé à Brasilia en mai dernier une rencontre avec les chefs d’États d’Amérique latine [38]. La réaction brésilienne au conflit de l’Essequibo doit donc sans doute s’étudier à la lumière de ces nouveaux objectifs. Le géant du continent a en effet servi de médiateur lors d’une réunion entre le Guyana et le Venezuela en décembre 2023. En plus des actions diplomatiques, le Brésil a réalisé des manœuvres militaires à sa frontière avec les deux États, déployant une centaine de soldats et des véhicules blindés [39].
B- Une constitution possible de l’Amérique Latine en “core”
Alors que l’Amérique latine constitue le « backyard » historique des États-Unis, ces derniers s’en sont quelque peu éloignés à partir de 2001, faisant du Moyen Orient leur nouvelle zone prioritaire. Or, ce délaissement, associé à l’affaiblissement relatif de la puissance nord-américaine, laisse une possibilité pour le bolivarisme des’exprimer, ce courant de pensée désignant une idéologie revendiquant l’héritage politique de Bolivar, réactivée par certains partis de gauche à la fin du XXe siècle, en tant que contestation de l’ingérence et de l’impérialisme politique et économique nord-américain
D’un autre côté, selon la World System Theory [40] développée dans les années 1980, le monde serait divisé en trois grands ensembles de pays [41]. D’une part les core countries, qui concentrent la technologie et les capitaux des industries. De l’autre les semi-periphery countries et periphery countries, qui rassemble l’ensemble des pays œuvrant pour les industries des cores et fournissant la plupart des matières premières. Ces constats s’appuient sur les travaux de Fernand Braudel et sa « longue durée » [42], qui tend à prouver que les développements des pays développés et non-développés sont un mécanisme conjoint qui profite aux premiers et dessert les seconds. Au regard des réactions internationales suscitées, la crise de l’Essequibo incarne les divisions du continent, et caractérise son statut de periphery du système international.
Pourtant, les prétentions de l’Amérique Latine de se constituer en bloc uni sont réelles. La tribune de Lula Da Silva publiée en 2022 peu avant sa victoire à l’élection présidentielle brésilienne, dans laquelle il affirme ne plus vouloir que « l’Amérique latine se limite à la seule exportation de matières premières » en est un témoignage [43].
La question ici n’est donc pas celle du statut actuel de l’Amérique latine, mais celle de sa capacité à se constituer en un bloc uni capable de devenir un core. Le Brésil possède des ambitions dans la région, notamment celle de s’ériger en leader d’un futur bloc latino-américain. C’était aussi la prétention du Mexique qui s’en était éloigné en décidant d’intégrer l’ALENA en 1994. Ce pas en avant vers les États-Unis associé à un tournant néo libéral est perçu comme un coup de poignard dans le dos par l’Amérique latine, et entraîne d’importants mouvements de contestations comme celui mené par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), et de manière plus générale, éloigne le Mexique de toute possibilité d’être un élément moteur de la région. Aujourd’hui encore, le Mexique « développe une stratégie économique et d’intégration qui souhaite insérer plus directement dans les chaînes de valeur nord-américaines » [44].
Cette tentative de création de relations entre les États d’Amérique Latine sur la base de valeur nord-américaine atteste sans doute d’un manque de cohésion au sein du sous-continent réduisant les possibilités de se constituer en core. De la même manière, le continent est marqué par des alternances constantes au pouvoir et le développement de la polarisation affective, de sorte que des puissances comme l’Argentine ne peuvent être des partenaires privilégiés et stables notamment dans des périodes pré-électorales, comme l’a démontré la victoire de Milei. Un autre facteur d’instabilité dans la région, qui limite la possibilité pour l’Amérique Latine de former un bloc uni réside dans l’enchevêtrement d’accords et d’organisations internationales régionales, dont le fonctionnement est souvent fragile.
En somme, bien que les réactions internationales suscitées par la crise de l’Essequibo ne témoignent pas de la fin de l’hégémonie nord-américaine, il n’en reste pas moins que celle-ci est affaiblie, permettant l’essor d’un monde multipolaire dans lequel la Chine, la Russie et le Brésil jouent un rôle majeur. Le manque de cohésion entre ces puissances constitue cependant un frein majeur à la création d’une alternative sérieuse à la domination occidentale. Quant à l’Amérique Latine, il apparaît aujourd’hui qu’à l’instar des incertitudes entourant la gestion de la crise de l’Essequibo, le sous-continent ne peut pas réclamer le statut de core. L’Amérique latine reste un ensemble de pays aux dynamiques parfois contraires, loin de l’idéal de bloc uni au sein du système international que prêche le président Brésilien. Enfin, il convient de préciser que le statut de périphérie dont dispose l’Amérique Latine, souvent considéré comme négatif, lui permet aujourd’hui de voir sa croissance augmenter. C’est en effet parce qu’elle se situe loin des points chauds et des zones de conflits que la croissance du sous-continent a pu récemment être réévaluée à la hausse. De sorte que dans un monde où le nombre de crises augmente, se situer à la périphérie constitue, si ce n’est un avantage, au moins un intérêt.