Chronique « Conflits »

L’Essequibo : une illustration d’un basculement dans le système international ?

lundi 2 septembre 2024, par CAMPARA Noé, COLEMAN Alexandre, GIRAUD Jade, KIMMES Gwenn

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L’augmentation récente du nombre de crises dans le système international semble laisser entrevoir un déclin de l’hégémonie Occidentale ou du moins son isolement. En témoigne l’utilisation croissante de l’expression « The West versus the Rest ». Si le fossé entre l’Occident et le reste avait commencé à se creuser avec la guerre en Ukraine ; certains États condamnant les actions russes, d’autres préférant adopter une position de neutralité ; la guerre à Gaza a accru les divisions dans le système international. L’Occident est aujourd’hui ouvertement contesté, « accusé d’un deux poids deux mesures dans l’application du droit international ». [1]

La crise de l’Essequibo, qui oppose actuellement le Venezuela et le Guyana en Amérique Latine, et les réactions internationales qu’elle engendre, à la suite de l’aggravation récente du conflit, illustrent la prise d’importance d’un groupe de pays émergents dans le système international. Est-ce à dire toutefois que ces derniers ont la capacité de renverser l’hégémonie, certes quelque peu affaiblie, de l’Occident ? Le silence ou la faible réaction des puissances traditionnelles du système international révèle-t-elle le maintien de l’Amérique Latine dans la périphérie du système ?

L’Essequibo, désigne le fleuve, considéré par le Venezuela comme sa frontière naturelle, mais aussi le territoire compris entre la frontière actuellement déterminée et le fleuve qui appartient aujourd’hui au Guyana. Il couvre une superficie de 160 000 km2 soit les deux tiers du Guyana et abrite un cinquième de sa population. L’un des principaux enjeux de ce territoire réside dans la présence de grandes réserves de pétrole, principalement dans la Zone Économique Exclusive.

Comprendre la crise de l’Essequibo suppose tout d’abord de rappeler les bases du conflit historique ainsi que les éléments l’ayant renouvelé. Il s’agira ensuite d’étudier les faibles réactions des puissances traditionnelles du système international. Enfin, nous montrerons que la faible cohésion des pays émergents dans leur réaction à la crise témoigne d’un certain maintien du statu quo dans le système international.

I- Retour sur l’histoire du conflit

Si le conflit n’est pas récent, il n’en reste pas moins qu’il a été ravivé ces dernières années par la découverte de pétrole dans la région.

A- Un conflit qui dure dans le temps

Les revendications vénézuéliennes concernant l’Essequibo remontent au milieu du XIXe siècle. En effet, si la région fait partie intégrante du territoire lors de l’indépendance du pays en 1811, celle-ci est récupérée dès 1840 par les Britanniques, installés sur le territoire de ce qui sera le Guyana, à partir du traité de Londres du 13 août 1814 [2].

Un différend se constitue alors entre les deux États puisque le tracé de la frontière [3] a été réalisé de manière unilatérale par les Britanniques [4].

Malgré le soutien des États-Unis au Venezuela sur la base de la doctrine Monroe, les négociations ne trouvent pas d’issue favorable. Un arbitrage est donc envisagé. C’est l’accord de Paris, adopté en 1899, qui confirme alors la possession britannique de l’actuel territoire dit de l’Essequibo, soit 160 000 km2 [5].

Tout au long du XXe siècle, le Venezuela maintient ses réclamations sur le territoire de l’Essequibo. En 1962 par exemple, lors de la XVIe période annuelle de sessions de l’Assemblée générale des Nations unies, le gouvernement vénézuélien affirme qu’un changement de statut de la colonie du Guyana Britannique ne changera pas ses revendications sur le territoire de l’Essequibo [6].

Dans la mesure où l’arbitrage de Paris ne met pas fin au désaccord territorial, et puisque le Guyana est sur le point d’obtenir son indépendance, la Convention de Genève est signée en 1966, prévoyant la mise en place d’une commission mixte pour régler le contentieux. Dès lors, le Venezuela considère que l’accord de Paris est caduc, tandis que le Royaume-Uni estime que l’Accord de Paris est toujours en vigueur, la Convention de Genève n’ayant pas permis la conclusion d’un accord [7].

B- Un conflit ravivé par la découverte de pétrole

Si le Venezuela avait fait taire ses revendications sous la présidence de Chavez, prônant une entente entre les pays d’Amérique Latine en vertu du Bolivarisme, l’arrivée de Maduro au pouvoir en 2013, accompagnée de la découverte, par la compagnie américaine ExxonMobil, de gisements de pétrole offshore dans les eaux territoriales de la région de l’Essequibo en 2015 ont ravivé le conflit [8].

Cette découverte pourrait permettre au Guyana de devenir l’un des pays les plus riches du monde en termes de PIB par habitants. Il est par ailleurs le pays ayant connu la plus grande croissance du PIB entre 2020 et 2022 et la production de pétrole a été multipliée par 3 entre 2020 et 2023 [9].

La tension monte dans la région. Dès 2018, le Venezuela renforce sa présence militaire à la frontière, jusqu’à pénétrer à plusieurs reprises dans la Zone Économique Exclusive du Guyana. Alors que les organisations internationales régionales telles que la CELAC [10] et l’OEA [11] appellent au calme, la crise s’intensifie. Les États-Unis, encore fermement opposés au pouvoir d’ascendance bolivarienne de Caracas, soutiennent le Guyana en tant qu’allié et partenaire commercial [12]. Le point culminant des tensions est atteint en décembre 2023. Bien que la Cour Internationale de Justice (CIJ) [13] ait invité, par une ordonnance, le Venezuela à ne pas adopter de mesures pouvant modifier le statu quo établi, ce dernier organise un référendum le 3 décembre 2023 pour le rattachement de la région de l’Essequibo après avoir annoncé sa non-reconnaissance de la compétence de la Cour.

Sur le plan économique également, les tensions se ravivent lorsque le gouvernement de Maduro ordonne de délivrer des permis d’exploitation des gisements de pétrole de l’Essequibo à sa compagnie nationale [14].

Face à cette escalade, le secrétaire général des Nations Unies, a reconnu « en vertu de l’accord de Genève, la Cour comme moyen de règlement du différend » [15]. Toutefois, si celle-ci a reconnu que la souveraineté du Guyana sur le territoire était « plausible », elle a aussi précisé, qu’elle n’est pas habilitée, à ce stade, « à conclure de façon définitive sur les faits » [16].

II- Des réactions contrastées des anciennes puissances internationales

Qu’il s’agisse de la réaction des États Unis, particulièrement timide en comparaison des habitudes du géant, ou de celle du Royaume-Uni, qui réagit en tant qu’ancienne puissance coloniale dans le cadre des accords du Commonwealth, l’Occident n’apparaît ni ordonné ni particulièrement engagé.

A- Un laisser-aller des États-Unis dissimulant des intérêts privés puissants

Bien que les États-Unis maintiennent leur statut de première puissance mondiale dans le système international, un certain pessimisme, que l’on retrouve jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, semble altérer leur capacité de réaction [17]. En ce sens, les États-Unis n’ont que faiblement réagi à la crise concernant l’Essequibo, alors même qu’il s’agit d’un conflit se déroulant dans leur « backyard ». Expression proposée par Denise Artaud dans un ouvrage de 1995, l’historienne entend décrire l’Amérique centrale et l’Amérique latine à partir du comportement impérialiste qu’adoptent les États Unis dans la région dès 1823 et la doctrine Monroe [18]. Bien que le secrétaire d’État, Antony Blinken ait tenu à apporter le « soutien inconditionnel des USA à la souveraineté du Guyana » et a appelé à une « résolution pacifique du conflit » [19]. Les États-Unis n’ont toutefois pas joué leur rôle traditionnel de gendarmes.

L’attentisme dont souffre les États-Unis pourrait alors être un premier témoignage de l’affaiblissement de la superpuissance, dévorée à la fois par les puissances privées, mais aussi par un certain isolement diplomatique et ses besoins importants en énergie. En effet, la question de l’importation de ces ressources est un véritable problème depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022. Le pays est dépendant des exportations russes qui représentent 8% des importations totales en 2021 [20], faisant de la Russie le 4e exportateur. Les sanctions prises à l’encontre de la puissance soviétique impose en toute logique de cesser l’importation d’énergie. Par conséquent, le président Biden a tenté un rapprochement important avec le Venezuela alors que les relations diplomatiques étaient officiellement rompues depuis 2019 [21], afin de trouver une alternative au pétrole Russe. Ainsi, les besoins en énergie des États-Unis se présentent comme une limite à leur capacité d’intervention.

Par ailleurs, Washington apparaît comme souffrant d’un isolement diplomatique, en particulier dans le cadre de la guerre entre Israël et le Hamas. Pour la troisième fois récemment, les États-Unis ont utilisé leur veto au conseil de sécurité de l’ONU contre un projet de cessez-le-feu humanitaire, alors même que 13 des 15 États membres du conseil étaient en faveur du projet [22]. Isolement qui illustre sans doute la dégradation du statut de leader dont bénéficie traditionnellement l’État nord-américain.

Enfin, les États-Unis apparaissent affaiblis à l’égard de leurs propres entreprises privées qui bénéficient d’un certain pouvoir. Le secteur de l’énergie est particulièrement lié au pouvoir étatique de sorte que les entreprises qui en font partie profitent d’une influence institutionnelle certaine [23]. En ce sens, le fait que des firmes américaines, en particulier Exxon Mobil, aient décidé d’investir dans le pétrole situé dans la région de l’Essequibo limite les capacités d’action du gouvernement Étatsunien. Ce phénomène illustre parfaitement la notion de pouvoir structurel des firmes, élaborée par Susan Strange, qui désigne les capacités importantes qu’ont ces entreprises pour faire pression sur les gouvernements, notamment au travers de stratégies d’influence grâce à la supériorité d’expertise dont elles peuvent souvent se prévaloir [24].

Il faut toutefois nuancer quelque peu. Le manque d’intensité et de fermeté dans les réactions des États-Unis peut être expliqué par l’existence de conflits au cœur des régions considérées comme prioritaires dans les stratégies de politique étrangères nord-américaines. C’est notamment le cas de la guerre en Israël et le Hamas. De la même manière, si le silence de Washington et le manque de réaction concrètes peuvent signifier un aveu de faiblesse, il faut rappeler que la crise de l’Essequibo est encore limitée à une crise politique et diplomatique.

B- Le Royaume-Uni comme acteur européen principal

A contrario, la réponse du Royaume-Uni ne se fait pas attendre, la protection de leur ancienne colonie et leur emprise sur cette région s’est vite affirmée. Le 18 décembre 2023, le ministre britannique des Amériques et des Caraïbes, David Rutley [25], a offert le soutien sans équivoque du Royaume-Uni au Guyana, garantissant l’intégrité territoriale du pays. Rutley s’est aussi entretenu avec tous les ambassadeurs européens de la région pour garantir le soutien des alliés britanniques à l’ancienne colonie dans la dispute.

Le soutien britannique s’est amplifié avec l’envoie d’un navire de guerre « HMS trent » [26] au bord des côtes vénézuéliennes. Or, il faut ici rappeler qu’en 1903 c’est un blocus britannique sur les côtes vénézuéliennes qui avait conduit à la mise en place du corollaire Roosevelt. Ce corollaire qui représente l’interprétation expansionniste et interventionniste de la doctrine Monroe a été abandonné officiellement à partir de 1930. Pourtant, l’ingérence étasunienne dans la région se maintient de manière générale. L’inertie des États-Unis concernant la démonstration de force d’une puissance européenne sur leur pré-carré semble alors surprenante. La présence quasi hostile d’un navire britannique semble témoigner d’une brèche laissée par les États-Unis dans leur « backyard », brèche où les puissances européennes comme le Royaume-Uni peuvent s’engouffrer, il convient tout de même de préciser que les Etats-Unis et le Royaume-Uni jouissent « d’une relation spéciale » [27]. La présence d’un navire britannique pourrait alors s’expliquer par cette relation spéciale, les États-Unis laissant une marge de manœuvre plus importante aux Royaume-Uni, même si celle-ci va à l’encontre de leur doctrine. En défendant son ancienne colonie, le Royaume-Uni offre une démonstration de force qui atteste d’un renouvellement stratégique dans la zone, et, au-delà, ce traduisant par une volonté de renforcer les liens entre le Royaume-Uni, le Commonwealth et l’Amérique latine [28]. En ce sens, l’Occident ne semble pas uni dans cette région du monde, la quête de puissance dominant au moment de prendre des décisions.

Il convient tout de même de nuancer, en rappelant qu’en 1982 le Royaume-Uni était aussi intervenu dans la zone, dans le cadre de la guerre des Malouines [29]. Il semble intéressant de faire un parallèle entre les deux crises, l’Argentine en 1982 déclare la guerre au Royaume-Uni allié historique des Etats-Unis pourtant, tout comme durant la crise de l’Essequibo les États-Unis ne se positionnent pas dans le conflit. L’adoption d’une telle position par les États-Unis, ou plutôt l’absence de prise réelle de position, est liée à l’époque au fait que la junte argentine est un allié puissant des Etats-Unis dans leur guerre contre le communisme en Amérique latine, enjeu principal pour la superpuissance [30]. Le rapprochement entre ces deux crises révèle les causes de cette marge de manœuvre octroyée aux puissances européennes. L’inaction des États-Unis n’est que le fruit d’une stratégie suivant laquelle choisir un camp engendrerait nécessairement des conséquences dommageables. Si les puissances européennes occupent un espace laissé libre par Washington, c’est donc toujours avec sa bénédiction et conformément à la perspective réaliste de sa politique extérieure.

III- Des réactions internationales témoignant de la création d’un monde multipolaire

Si les BRICS tentent de constituer une nouvelle hégémonie, il n’en reste pas moins que la diversité de leurs réactions face à la crise de l’Essequibo témoigne d’un manque de cohésion au sein du groupe. Par ailleurs, du fait de l’affaiblissement de l’hégémonie nord-américaine et de son détachement de l’Amérique Latine, celle-ci semble avoir la possibilité de se constituer en bloc uni au sein du système international.

A- Une absence probante de cohésion au sein des BRICS

Si les BRICS se revendiquent comme étant une alternative à l’hégémonie Occidentale, plus spécifiquement nord-américaine, leur réaction face à la crise rend toutefois compte d’une faible cohésion au sein du groupe. L’Inde et l’Afrique du Sud n’ont vraisemblablement pas réagi à la crise qui oppose le Guyana et le Venezuela. L’Afrique du Sud apparaît davantage tournée vers le Moyen-Orient, centrée sur la guerre israélo-palestinienne [31]. Bien qu’il ne s’agisse pas de l’Essequibo, cet interventionnisme sud-africain témoigne de la volonté des pays dit « en développement » de se constituer en alternative.

En ce qui concerne la Chine et la Russie, elles semblent se maintenir à distance, appelant simplement à un règlement pacifique du conflit, au même titre que la plupart des autres États. Les réactions russes et chinoises doivent être analysées au prisme de leurs relations, au moins économiques, avec le Vénézuela. En effet, la Chine est le premier créancier du pays et reçoit ses remboursements directement en pétrole, tandis que la Russie est le principal exportateur d’armes au Venezuela (75% des armements), et investit largement dans le pétrole [32]. Par ailleurs, si les deux grands États n’interviennent que très peu dans la crise opposant le Guyana et le Venezuela, ils jouent toutefois un rôle croissant dans le système international. Bien qu’occupée par la guerre contre l’Ukraine, la Russie joue également un rôle dans le Pacifique ces dernières semaines, soutenant la Nouvelle-Calédonie dans la querelle qui l’oppose à la France [33]. La Chine est aussi surveillée de près par la France qui craint des ingérences depuis le référendum de 2018 [34]. De la même manière, les deux États se sont récemment opposés pour ce qui est de la Russie et abstenu dans le cas de la Chine, à l’adoption par le conseil de sécurité de l’ONU d’un projet de résolution pour limiter la course à l’armement dans l’espace [35].

S’agissant du Brésil, sa réaction, plus considérable, semble rendre compte d’un regain d’intérêt pour sa région d’origine. En effet, dès les années 2000, le Brésil commence à diversifier ses alliances. Il se détourne encore davantage de sa région d’appartenance au début des années 2010, préférant l’intégration au sein des BRICS [36]. Or la réélection récente de Lula à la présidence du pays à conduit à revirement de sa politique étrangère. Plus spécifiquement, à un renforcement de la volonté de leadership dans la région, ou du moins de renforcement de l’intégration régionale [37]. Le président a en ce sens participé au VIIe sommet de la CELAC en janvier 2023, à la suite de sa réintégration dans l’organisation internationale, et a organisé à Brasilia en mai dernier une rencontre avec les chefs d’États d’Amérique latine [38]. La réaction brésilienne au conflit de l’Essequibo doit donc sans doute s’étudier à la lumière de ces nouveaux objectifs. Le géant du continent a en effet servi de médiateur lors d’une réunion entre le Guyana et le Venezuela en décembre 2023. En plus des actions diplomatiques, le Brésil a réalisé des manœuvres militaires à sa frontière avec les deux États, déployant une centaine de soldats et des véhicules blindés [39].

B- Une constitution possible de l’Amérique Latine en “core”

Alors que l’Amérique latine constitue le « backyard » historique des États-Unis, ces derniers s’en sont quelque peu éloignés à partir de 2001, faisant du Moyen Orient leur nouvelle zone prioritaire. Or, ce délaissement, associé à l’affaiblissement relatif de la puissance nord-américaine, laisse une possibilité pour le bolivarisme des’exprimer, ce courant de pensée désignant une idéologie revendiquant l’héritage politique de Bolivar, réactivée par certains partis de gauche à la fin du XXe siècle, en tant que contestation de l’ingérence et de l’impérialisme politique et économique nord-américain

D’un autre côté, selon la World System Theory [40] développée dans les années 1980, le monde serait divisé en trois grands ensembles de pays [41]. D’une part les core countries, qui concentrent la technologie et les capitaux des industries. De l’autre les semi-periphery countries et periphery countries, qui rassemble l’ensemble des pays œuvrant pour les industries des cores et fournissant la plupart des matières premières. Ces constats s’appuient sur les travaux de Fernand Braudel et sa « longue durée » [42], qui tend à prouver que les développements des pays développés et non-développés sont un mécanisme conjoint qui profite aux premiers et dessert les seconds. Au regard des réactions internationales suscitées, la crise de l’Essequibo incarne les divisions du continent, et caractérise son statut de periphery du système international.

Pourtant, les prétentions de l’Amérique Latine de se constituer en bloc uni sont réelles. La tribune de Lula Da Silva publiée en 2022 peu avant sa victoire à l’élection présidentielle brésilienne, dans laquelle il affirme ne plus vouloir que « l’Amérique latine se limite à la seule exportation de matières premières » en est un témoignage [43].

La question ici n’est donc pas celle du statut actuel de l’Amérique latine, mais celle de sa capacité à se constituer en un bloc uni capable de devenir un core. Le Brésil possède des ambitions dans la région, notamment celle de s’ériger en leader d’un futur bloc latino-américain. C’était aussi la prétention du Mexique qui s’en était éloigné en décidant d’intégrer l’ALENA en 1994. Ce pas en avant vers les États-Unis associé à un tournant néo libéral est perçu comme un coup de poignard dans le dos par l’Amérique latine, et entraîne d’importants mouvements de contestations comme celui mené par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), et de manière plus générale, éloigne le Mexique de toute possibilité d’être un élément moteur de la région. Aujourd’hui encore, le Mexique « développe une stratégie économique et d’intégration qui souhaite insérer plus directement dans les chaînes de valeur nord-américaines » [44].

Cette tentative de création de relations entre les États d’Amérique Latine sur la base de valeur nord-américaine atteste sans doute d’un manque de cohésion au sein du sous-continent réduisant les possibilités de se constituer en core. De la même manière, le continent est marqué par des alternances constantes au pouvoir et le développement de la polarisation affective, de sorte que des puissances comme l’Argentine ne peuvent être des partenaires privilégiés et stables notamment dans des périodes pré-électorales, comme l’a démontré la victoire de Milei. Un autre facteur d’instabilité dans la région, qui limite la possibilité pour l’Amérique Latine de former un bloc uni réside dans l’enchevêtrement d’accords et d’organisations internationales régionales, dont le fonctionnement est souvent fragile.

En somme, bien que les réactions internationales suscitées par la crise de l’Essequibo ne témoignent pas de la fin de l’hégémonie nord-américaine, il n’en reste pas moins que celle-ci est affaiblie, permettant l’essor d’un monde multipolaire dans lequel la Chine, la Russie et le Brésil jouent un rôle majeur. Le manque de cohésion entre ces puissances constitue cependant un frein majeur à la création d’une alternative sérieuse à la domination occidentale. Quant à l’Amérique Latine, il apparaît aujourd’hui qu’à l’instar des incertitudes entourant la gestion de la crise de l’Essequibo, le sous-continent ne peut pas réclamer le statut de core. L’Amérique latine reste un ensemble de pays aux dynamiques parfois contraires, loin de l’idéal de bloc uni au sein du système international que prêche le président Brésilien. Enfin, il convient de préciser que le statut de périphérie dont dispose l’Amérique Latine, souvent considéré comme négatif, lui permet aujourd’hui de voir sa croissance augmenter. C’est en effet parce qu’elle se situe loin des points chauds et des zones de conflits que la croissance du sous-continent a pu récemment être réévaluée à la hausse. De sorte que dans un monde où le nombre de crises augmente, se situer à la périphérie constitue, si ce n’est un avantage, au moins un intérêt.

[1« L’Occident contre le reste du monde », In Courrier International, n°1750 du 16 au 22 mai 2024, p. 12-19

[2Badell Madrid Rafael, La reclamación de Venezuela sobre el territorio esequibo, Caracas Academia de ciencias políticas y sociales 2023 p. 43.

[3La carte illustre le grignotage régulier du territoire vénézuélien par les Britanniques. En noir est représenté le fleuve Essequibo, frontière originelle de la colonie britannique. En bleu, vert, jaune et rouge sont représenté les différentes frontières qui ont ensuite été celles de ce territoire, in « Guyana Esequiba histoire de la dépossession des anglais » In Francia actualité sud-américaine 16 avril 2023.

[4Plus précisément, le territoire cédé par les Hollandais aux Britanniques en 1814 recouvre une surface d’environ 32 000 km2. En 1840, les Britanniques tracent unilatéralement une nouvelle frontière, revendiquant 80 000 km2 de territoire supplémentaire. Enfin, en 1887, de nouveau de manière unilatérale, le Royaume-Uni considère que son territoire s’étend sur plus de 200 000 km2, in France Culture, « L’Essequibo disputé entre le Venezuela et le Guyana », 2 décembre 2023, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-cartes-en-mouvement/l-essequibo-dispute-entre-venezuela-et-guyana-5590886

[5Patrick Blancodini, « Essequibo : crise géopolitique entre le Guyana et le Venezuela », Géo confluences, 18 janvier 2024.

[6Badell Madrid Rafael, La reclamación de Venezuela sobre el territorio esequibo, Caracas Academia de ciencias políticas y sociales, 2023, p. 47.

[7Lorsque le Guyana obtient son indépendance, le Venezuela reconnaît l’existence de ce nouveau pays “situé à l’Est de l’Essequibo”, conservant ainsi ses revendications sur le territoire actuel de l’Essequibo.

[8Carte et tableau in Patrick Blancodini, « Essequibo : crise géopolitique entre le Guyana et le Venezuela », Géo confluences, 18 janvier 2024.

[9Lorsque le Guyana obtient son indépendance, le Venezuela reconnaît l’existence de ce nouveau pays “situé à l’Est de l’Essequibo”, conservant ainsi ses revendications sur le territoire actuel de l’Essequibo.

[10Communauté d’États Latino-Américains et Caraïbes.

[11Organisation des États Américains.

[12Lorsque le Guyana obtient son indépendance, le Venezuela reconnaît l’existence de ce nouveau pays « situé à l’Est de l’Essequibo », conservant ainsi ses revendications sur le territoire actuel de l’Essequibo.

[13Cour internationale de Justice ordonnance du 1er décembre 2023 sur la Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 Guyana vs. Vénézuela : https://www.icj-cij.org/index.php/fr/node/203341

[14Emilien Perez, « L’Essequibo est à nous : Maduro ordonne d’exploiter le pétrole dans la région disputée » in Courrier International, 6 décembre 2023.

[15Emilien Perez, « L’Essequibo est à nous : Maduro ordonne d’exploiter le pétrole dans la région disputée », in Courrier International, 6 décembre 2023.

[16Emilien Perez, « L’Essequibo est à nous : Maduro ordonne d’exploiter le pétrole dans la région disputée », in Courrier International, 6 décembre 2023.

[17« États-Unis, la superpuissance qui doute d’elle-même »in Courrier international, 12 décembre 2023.

[18Melandri Pierre, Denise Artaud,« Les Etats-Unis et leur arrière-cour », Politique étrangère, n°2, 1996, pp. 436-437.

[19Secretary Blinken’s Call with Guyanese President Ali United States Department Readout, 6 décembre 2023, https://www.state.gov/secretary-blinkens-call-with-guyanese-president-ali/

[20« Pétrole russe, quel serait l’impact d’un arrêt des importations américaines ? » in connaissance des énergies, 7 mars 2022.

[21Benjamin Delille, « Entre le Venezuela et les États Unis, les raisons de la détente » in Libération, 23 décembre 2023.

[22« Guerre Israël-Hamas Cessez-le-feu à Gaza : nouveau veto américain à l’ONU », Courrier international, 21 février 2024.

[23Le pouvoir institutionnel est une notion proposée par Busemeyer et Thelen pour désigner le partage des rôles entre privé et public dans la fourniture de biens et services nécessaires à l’État. Les acteurs privés acquièrent en ce sens de nombreux pouvoirs.

[24Srijan Shukla,“Revisiting Structural Power in the Global Economy : It’s Multinationals, not States” In Journal of International affairsn vol. 75, no. 1, ’Insecurities : The 75th Anniversary Issue, 1947-2022’ (Fall/Winter2022) https://jia.sipa.columbia.edu/content/revisiting-structural-power-global-economy-its-multinationals-not-states

[25Alistair Smout, “UK minister visits Guyana amid border dispute with Venezuela”, in Reuters, 18/12/2023.

[26Anthony Boadle, “Brazil shows concern as Venezuela slams UK warship sent to Guyana”, in Reuters, 29/12/2023.

[27U.S. Embassy & Consulates in The United Kingdom, 2021, November 16. History of the U.S.-UK special relationship and U.S. policy. https://uk.usembassy.gov/our-relationship/policy-history/

[28Defence’s response to a more contested and volatile world, July 2023, p.88.

[29Santiago de Viena, “Esequibo and the Ghost of Falklands War”, in Caracas Chronicle, 05/12/2023.

[30Antonio de loera-brust, “The United States Has Never Recovered from the Falklands War” in Foreign Policy 26/02/23.

[31ONU Info, « L’Afrique du Sud accuse Israël de « comportement génocidaire » devant la Cour Internationale de Justice », 11 janvier 2024, https://news.un.org/fr/story/2024/01/1142247

[32L’essentiel dessous des cartes “Maduro à l’offensive”, 4 décembre 2023, https://www.youtube.com/watch?v=miWjqF2QWgs

[33Courrier International, Crise. « Nouvelle-Calédonie : l’Azerbaïdjan joue-t-il le rôle du pyromane ? », 17 mai 2024, https://www.courrierinternational.com/article/crise-nouvelle-caledonie-l-azerbaidjan-joue-t-il-le-role-du-pyromane

[34Christophe Lucet, « Nouvelle Calédonie : à quoi jouent l’Azerbaïdjan, la Russie et la Chine p 2, 17 mai 2024 in Sud-Ouest https://www.sudouest.fr/france/outre-mer/nouvelle-caledonie/emeutes-en-nouvelle-caledonie-a-quoi-jouent-l-azerbaidjan-la-russie-et-la-chine-19733749.php

[35ONU Info, « Course aux armements dans l’espace : le conseil de sécurité échoue à adopter un projet de résolution », 24 avril 2024 https://news.un.org/fr/story/2024/04/1145066

[36Le Brésil intègre les BRIC dès leur création en 2011.

[37Christophe Ventura note d’analyse : “la nouvelle politique étrangère du Brésil”, juin 2023.

[38Benjamin Delille, « Entre le Venezuela et les États Unis, les raisons de la détente » in Libération, 23 décembre 2023.

[39Morgann Jezequel, “Essequibo : Le Brésil veut faire baisser la température”, Courrier international, 14 décembre 2023.

[40Immanuel Wallerstein, « World-systems Analysis » In World System History, ed. George Modelski, in Encyclopedia of Life Support Systems (EOLSS), 2004.

[41La carte : Chase-Dunn, Christopher ; Kawano, Yukio ; Brewer, Benjamin D. (2000). « Trade Globalization since 1795 : Waves of Integration in the World-System », American Review. 65 : 77–95.

[42Ce concept apparaît pour la première fois dans “La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II” en 1949.

[43Dans sa tribune,Lula décrit les ambitions brésiliennes pour l’Amérique Latine, et complète une définition quasi-parfaite du Core country de Wallerstein : une position d’acteur fort du système international (visible dans la volonté d’arbitrer le conflit de l’Essequibo entre pays voisins), une industrie puissante et un poids technologique important, ainsi qu’une volonté de détourner les axes fort de ce même système international en sa faveur.

[44Courrier International, Crise. « Nouvelle-Calédonie : l’Azerbaïdjan joue-t-il le rôle du pyromane ? », 17 mai 2024 https://www.courrierinternational.com/article/crise-nouvelle-caledonie-l-azerbaidjan-joue-t-il-le-role-du-pyromane

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