Fictions et Crises

 

La revue Crises et Société a pour ambition d’interroger la notion de « crise » à travers ses différentes manifestations. Ce quatrième numéro tentera de le faire à la lumière des fictions.

« Je ne suis pas sûr que le public puisse supporter une autre saison en ce moment », a avoué le scénariste de la série Black Mirror Charlie Brooker, au moment de la crise sanitaire du Covid-19 en mai 2020. Le créateur de la série reconnaissait que sa fiction dystopique avait été dépassée par la crise protéiforme causée par la pandémie mondiale.

Nous pouvons comprendre la fiction comme « un produit de l’imagination qui n’a pas de modèle complet dans la réalité » (CNRTL). Elle renvoie principalement à une « construction imaginaire consciente ou inconsciente se constituant en vue de masquer ou enjoliver le réel ». Elle peut cependant comporter un aspect plus péjoratif comme « un mensonge, une dissimulation faite volontairement en vue de tromper autrui ». En outre, on lui connaît un aspect utilitariste, que ce soit en didactique où la fiction correspond à « une hypothèse dont on sait à l’avance si elle est juste ou fausse, qui permet l’élaboration d’un raisonnement », ou en droit avec la fiction juridique « fait sans aucune réalité, mais dont la loi suppose l’existence, pour constituer le fondement d’un droit ». L’usage de la fiction est le plus souvent volontaire, mais peut aussi être involontaire ou inconscient. Elle peut avoir de multiples supports : écrits, oraux, visuels, auditifs, ou relever seulement de l’en-soi. Si la fiction fait référence à l’imagination, la crise, quant à elle, renvoie à une réalité subjective marquée par des difficultés ou des changements soudains qui nécessitent des prises de décision. Les notions de fiction et de crise semblent a priori antinomiques. Cependant, ces termes sont classiquement et subtilement associés. En effet, la fiction peut apparaître comme remède à la crise, ou tout du moins, une échappatoire. De la même manière, la crise n’a pas vocation à durer. C’est alors que la fiction intervient pour proposer des alternatives, des solutions pour stabiliser une situation. Parfois, la fiction constitue un support dénonçant une crise politique, écologique, etc. Fiction et crise évoluent ainsi conjointement dans des sociétés toujours en mouvement. La fiction se construit en lien avec l’invention, l’irréel, en opposition avec la réalité, le factuel. Quel rôle peut-elle alors avoir dans un monde de crises ? Et quand la fiction aborde le factuel, quid de cette porosité ?

Axe : La fiction comme anticipation des crises

La fiction peut agir comme anticipation des crises, et illustre le moment où l’imaginaire est rejoint voire dépassé par le réel. Par exemple, La Peste d’Albert Camus (1947) a pu rejoindre, par une concordance des temps, certains aspects de la crise sanitaire. Évoquant également un futur peu désirable et anxiogène, Le Monde Englouti et Sécheresse de James Graham Ballard (1962 et 1964) constituent les premières anticipations de la crise climatique. De manière analogue, nous renvoyons ici aux écrits d’une branche en philosophie analytique, qui se saisit de l’imaginaire afin d’ouvrir une pluralité de mondes, de possibles – comme le fait David Lewis (1986) – et éventuellement anticiper les crises ou stimuler la pensée. Enfin, plus récemment, dans Tsunami (2023), Marc Dugain a abordé les impasses d’une inadaptation au changement climatique et la crise politique qui en découlerait.

Axe : La fiction comme illustration des crises

La fiction peut aussi être un moyen d’illustrer différentes crises. La fiction joue alors un rôle de témoin, passif ou actif de ces crises. Cela interroge le rapport entre le réel et la fiction. Que ce soient des fictions « inspirées de faits réels », ou même de biographies (voire de journaux intimes non voués à être publiés), s’agit-il de réalité ou de fiction ? Il nous faut ici interroger les mécanismes de représentation du réel et la subjectivité. Comment saisir la réalité des crises passées, dans leur objectivité ? L’essor de la technologie peut aider à saisir le réelle de manière plus objective : à travers la vidéographie ou la photographie. Le roman est un support classique de fiction permettant d’illustrer des crises existentielles, allant de Les Trois Villes (1896) d’Émile Zola sur la crise de la foi, au plus récent Connemara (2022) de Nicolas Mathieu sur la crise de la quarantaine qui s’inscrit dans la tradition zolienne du roman social.
De plus, la fiction peut être exploitée pour tenter de convaincre le public face aux dangers présents dans la société. L’usage de publicité de prévention pour lutter contre l’inceste et les accidents de la route permet ainsi à chacun de se projeter et de ressentir la souffrance présentée dans ce type de média. Par l’utilisation de la fiction, l’enjeu est d’éviter la réalisation de tels drames, de telles crises.
Notons également que l’usage de la fiction comme représentation des crises peut jouer un rôle plus pernicieux. On peut l’observer à travers la représentation historique des crises : par exemple, la fiction selon laquelle la République de Vichy était « nulle et non avenue », ou encore les manuels d’histoire (usage politique et caché de la fiction). Les choix officiels de représentations de l’histoire peuvent-ils relever de la fiction ? Paul Veyne l’illustre dans Comment on écrit l’histoire (1971). L’évolution des films sur les différentes guerres expose aussi cet usage politique de la fiction. L’après-guerre s’illustre par des films très patriotiques, vision qui ne s’estompera que bien plus tard pour être davantage dénonciatrice.

Axe : La fiction comme dénonciation des crises

Les crises ou leurs conséquences peuvent être dénoncées par le moyen de fictions. La fiction permet alors davantage de liberté pour leur auteur, en prenant une distance par rapport au réel. Son usage pour dénoncer des crises permet aussi de peupler les imaginaires et renforcer la mobilisation, en usant de nombreux supports à destination de différents publics : livres pour enfants, bandes-dessinées, romans, films. C’est le cas par exemple dans Terre lointaine de Pierre-Yves Touzot (2008). Elle est aussi employée par des associations, comme dans la production littéraire de Sea Shepherd. Aussi, à l’issue de l’onde de choc du 9/11, le film d’art de Fiorenza Menini Untitled nous plonge dans l’éthique mémorielle d’une crise sécuritaire (Yves Davo, 2013). La dystopie peut être aussi utilisée, en imaginant les conséquences des crises de manière tragique pour dénoncer les crises actuelles.

Axe : La fiction comme solution aux crises

La fiction peut également être étudiée en tant que solution à la crise. Que ce soit l’effet cathartique de l’écriture ou la fiction prospectrice, celle-ci semble jouer un rôle tourné vers l’avenir. De manière indirecte, l’usage de la fiction, par exemple dans les films ou les séries, peut servir de « défense » en période trouble : la fiction apparaît alors comme un remède, notamment avec l’usage des mythes. De façon plus directe, elle permet d’imaginer des solutions aux différentes crises contemporaines.
En effet, différentes traditions ancestrales font usage de la fiction pour apaiser des angoisses sociétales. Ainsi le judaïsme commémore de nombreuses crises attachées à son histoire par l’intermédiaire de récits, de légendes, et de fêtes, et ce afin d’exorciser les souffrances du passé. La fiction joue ainsi un rôle psychologique fondamental dans la mémoire de peuples ou de sociétés.

Par ailleurs, l’industrialisation de nos sociétés est marquée par le développement des inégalités sociales pour faire face au paupérisme sévissant au XIXe siècle, différents auteurs rédigent pléthore d’utopies. Ces dernières ont ainsi pour enjeu la mise en place d’une société plus égalitaire et plus juste. Charles Fourier, dès 1808, invente le concept du phalanstère, un espace de cohabitation solidaire autogéré.
S’agissant de la fiction comme éventuelle solution face à la crise écologique, n’est-il pas contradictoire qu’elle permette de mieux prendre en compte le réel ? La « Cli-FI », qui émerge depuis quelques années, permet de se projeter dans le futur par l’imaginaire, pour mieux alerter sur l’urgence environnementale. Sans proposer de solutions concrètes, ce qui relève de la politique, un roman comme Et la forêt brûlera sous nos pas (2022) de Jens Liljestrand, peut nous éclairer sur nos réactions intimes, voire existentielles, face au changement climatique. Cependant, l’imaginaire, notamment dystopique par la mise en scène de catastrophes naturelles, n’est-il pas un frein à l’action écologique comme le film Interstellar (2014) de Christopher Nolan ?
Si la crise énergétique peut être à l’origine d’une « écologie de guerre » (Pierre Charbonnier), la fiction peut également être une solution aux conflits armés interétatiques. Auteur de 24 heures chrono. Le choix du mal (2012), le philosophe et juriste Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, créateur d’une collection aux PUF sur les séries, aborde la question de la guerre avec ses yeux de spécialiste (éthique, droit de la guerre, guerre contre le terrorisme, dilemmes moraux).
Enfin, la fiction peut être une solution malgré elle à une crise contemporaine. En effet, avec le concept de « religion hyperréelle », le sociologue Adam Possamai montre comment, dans une crise généralisée de la croyance, la fiction (Le Seigneur des anneaux, Harry Potter, Star Wars) est assimilée à une croyance religieuse afin de donner un sens à la vie, notamment chez les millenials.

Plus largement, le sujet interroge les rapports entre fiction et réalité. Quelle liberté dans la fiction ? Quelle valeur de la fiction dans la représentation des crises ? Comment discerner la fiction du réel ? Quelle est la limite entre la fiction et le factuel/le réel ? Quid de l’étude de la temporalité de la crise, plus subie, et la temporalité de la fiction, plus libre ? Les thématiques étudiées s’organisent autour des quatre axes principaux évoqués. Les contributions pourront se rattacher à l’un d’entre eux. Toutefois, ces approches ne sont pas limitatives. Par ailleurs, la revue se veut multidisciplinaire.

Les propositions doivent être envoyées jusqu’au 18 mars 2024 à l’adresse direction chez crisesetsociete.com ; elles se composent comme suit : titre, résumé de 500 à 1000 mots, coordonnées et rattachement(s) institutionnel(s) des auteurs et autrices. Les articles retenus à l’issue de notre processus éditorial – description sur le site internet de la revue – feront l’objet d’une publication dans le quatrième numéro (avril-mai 2025).

Bibliographie indicative

  • BIKIALO Stéphane et RAULT Julien, « La “crise” : circulation et fiction » [en ligne], Épistémo-critique, 23 (2013).
  • BIMBENET Jérôme, « La Première Guerre mondiale, le cinéma de propagande, instrument de pouvoir » , dans J. Bimbenet (dir), Film et histoire, Paris, Armand Colin, 2007, p. 84-98.
  • COULET Clément, « La science-fiction va-t-elle nous sauver de l’apocalypse climatique ? » [en ligne], L’Esprit Libre, 2020.
  • DAVO Yves, New York, 11 septembre 2001 : la fiction étasunienne à l’épreuve du choc [en ligne], 2013, 380 p.
  • DEBORD Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1996, 208 p.
  • DOAT Matthieu et DARCY Gilles (dir.), L’imaginaire en droit, Bruxelles, Bruylant, 2011, 466 p.
  • KERLEO Jean-François, « L’imaginaire, un outil méthodologique d’analyse du droit », Revue Internationale de la Sémiotique Juridique, 28 (2014), p. 359-370.
  • LAUGIER Sandra, Nos vies en séries : philosophie et morale d’une culture populaire, Paris, Climat, 2019, 382 p.
  • LEFEBVRE Rémi et TAÏEB Emmanuel (dir.), Séries politiques. Le pouvoir entre fiction et vérité, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2020, 192 p.
  • LEWIS David, De la pluralité des mondes, Paris, Éditions de l’éclat, 2007 [réed. 1986], 416 p.
  • NEYRAT Frédéric, « Le cinéma éco-apocalyptique, anthropocène, cosmophragie, anthropopha-gie » [en ligne], Communications, 96 (2015), n°96, p. 67-79.
  • PERRIN Claire, « La “cli-fi”, une nouvelle façon de parler du changement climatique » [en ligne], The Conversation, 2018.
  • PLAICHE Karel, « La Guerre et la Crise de la fiction : De la “fictionnalisation” de l’Histoire à la “factualisation” de la fiction dans quelques romans africains », Nouvelles Études Franco-phones, 2 (2014), Vol. 29, p. 42-59.
  • RICŒUR Paul, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, 362 p.
  • VERILHAC Yoan, « Fiction d’anticipation et sensationnalisme de la crise dans l’entre-deux-guerres » [en ligne], Bélphégor, 21-1 (2023).
  • VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, Seuil, 1971, 384 p.

Documents joints

2 Messages

  • Fictions et Crises Le 23 janvier à 19:28 , par Marine Virapin

    Bonjour,

    L’appel à contribution indique qu’il faut fournir un résumé de 500 à 1000 mots. Ce résumé est-il le seul élément pris en compte pour la sélection ou faut-il y joindre l’article en question ?
    En vous remerciant et en vous souhaitant une bonne soirée,

    Respectueusement,

    Marine VIRAPIN

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