La crise de la maternité face aux progrès des méthodes d’aides médicales à la procréation
La loi du 2 août 2021 [1] relative à la bioéthique a ouvert l’accès à la procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes seules et aux couples de femmes. Dans les faits, ce texte rend possible la reconnaissance de deux mères pour l’enfant, dès sa naissance. Pour cela, le couple doit établir un acte de reconnaissance conjointe anticipée devant un notaire, avant la conception de l’enfant. Cette démarche permet alors à la « deuxième mère » d’être reconnue mère de l’enfant, à égalité avec la « mère qui a accouché » [2].
Avec cette loi, la femme qui accouche n’est donc plus la seule mère possible. Mais en dépit de l’ouverture qu’elle permet, la loi de 2021 n’a pas transformé la définition légale de la maternité, qui reste fondamentalement attachée à la preuve de l’accouchement (articles 310-3 et 311-25 du Code civil) :
La filiation se prouve par l’acte de naissance de l’enfant, par l’acte de reconnaissance ou par l’acte de notoriété constatant la possession d’état. [3]
La filiation est établie, à l’égard de la mère, par la désignation de celle-ci dans l’acte de naissance de l’enfant. [4]
Ou encore, à propos des actions en contestation de la filiation (article 332 du Code civil) :
La maternité peut être contestée en rapportant la preuve que la mère n’a pas accouché de l’enfant.
La paternité peut être contestée en rapportant la preuve que le mari ou l’auteur de la reconnaissance n’est pas le père. [5]
L’évolution de la loi ne va pas jusqu’à modifier l’esprit de la législation, signe de la persistance d’une maternité normée et normative qui doit passer par l’accouchement. Néanmoins, la PMA pour les femmes seules et les couples de femmes installe un doute là où règne habituellement la certitude. Pour preuve, l’apparente contradiction de la loi avec l’article 320 du Code civil qui dispose que « tant qu’elle n’a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l’établissement d’une autre filiation qui la contredirait ». En 2021, la création de l’article 342-11 établit les seules conditions dans lesquelles une double filiation maternelle est reconnue :
Lors du recueil du consentement prévu à l’article 342-10, le couple de femmes reconnaît conjointement l’enfant.
La filiation est établie, à l’égard de la femme qui accouche, conformément à l’article 311-25. Elle est établie, à l’égard de l’autre femme, par la reconnaissance conjointe prévue au premier alinéa du présent article ». [6]
Le caractère conjoint de la démarche rend la deuxième mère vulnérable : seule la femme qui accouche est certaine d’être mère, l’autre femme doit encore démontrer par un acte notarié qu’elle partage avec la mère gestatrice un projet parental. On peut donc lire en filigrane le maintien du rôle tutélaire de l’accouchement dans la définition et l’établissement de la maternité, témoignant de l’attachement principe romain mater semper certa est : « du fait de l’accouchement, la mère est toujours certaine ».
Cet article interroge les modifications de l’établissement de la maternité du fait de la loi de 2021 en utilisant le prisme dialectique de la crise et du progrès. Il s’agit d’entrevoir comment le progrès des aides médicales à la procréation (AMP) génère une crise de la maternité, et de savoir si cette crise peut en retour être moteur de progrès normatif. L’article ne prend pas position sur la loi, mais propose d’en analyser le contenu et de porter sur lui un regard critique.
Après la contraception qui a rendu possible la sexualité sans la procréation, les AMP permettent de distinguer la sexualité de la procréation en permettant la seconde sans la première. Dans ce cadre, l’institution civile qui désigne la relation entre une femme et son enfant que nous appelons la maternité est contrainte d’évoluer. Grâce au don de gamètes, rendu légal en 1994 par la première loi de bioéthique, il est possible de ne pas avoir transmis ses gènes à son enfant et d’être pourtant légalement reconnue comme sa mère sans avoir à passer par l’adoption [7]. Pour reprendre les mots de Daniel Borrillo :
Les nouvelles technologies biomédicales dissocient la parenté des rapports sexuels, tout en interrogeant la paternité […]ainsi que la maternité, qui devient à travers le don d’ovocytes et le recours aux mères porteuses, un processus fragmenté où sont investis deux corps féminins. [8]
Toutefois, faut noter que tous les facteurs biologiques ne se valent pas dans cette division du travail procréatif : le patrimoine génétique ne constitue pas une condition de maternité ou de non-maternité [9], tandis que la gestation et l’accouchement en demeurent des preuves irréfutables. La perturbation de l’unicité de la mère et de la preuve de l’institution maternelle par les AMP sont des facteurs de la crise de la maternité : l’absence de certitude bouscule le dogme sur lequel se fonde l’institution maternelle.
Qui est la mère ? La dissociation de la femme et de la mère a d’abord été une revendication des féministes de la deuxième vague qui voyaient dans la possibilité de ne pas être mère une libération des femmes : la maternité n’est pas une essence féminine, c’est une injonction voire une aliénation sociale dont les femmes doivent se défaire. Simone de Beauvoir est très critique vis-à-vis de la maternité, considérant que la femme qui est mère dans le contexte patriarcal n’est pas un sujet qui donne naissance à un autre être humain, mais le contenant dans lequel se fait l’enfant [10]. En fait, la maternité n’est ni plus ni moins qu’une fonction pouvant être assurée ou non par le sujet féminin. Les AMP posent ici un premier problème : comment considérer les femmes qui n’assurent qu’une partie de ce qui est considéré comme la fonction maternelle ? Au lieu de se demander qui est la mère, il faut questionner ce que doit faire la mère pour en être une.
Que doit faire la mère [11] ? Doit-elle porter l’enfant ? Doit-elle l’élever ? Peut-elle se permettre de déléguer l’une de ces fonctions sans pour autant être déchue de son statut de mère ? Après la libération vient le temps de la délibération. La maternité n’est plus confinée à l’univers privé des individus et représentée sous les traits d’une naturalité tendant vers la sacralité [12], désormais elle entre dans le débat politique : les « fantasmes bucoliques » [13] ne parviennent plus à dissimuler « les normes juridiques […] violentes » car relevant de la « contrainte incontournable de l’État » [14]. Les progrès des AMP créent un interstice incertain où différentes normativités peuvent se confronter. Certains parlent d’un « désordre [sic], au sens de l’absence d’un ordre commun » [15], formant un espace dans lequel les individus se meuvent dans le seul but de satisfaire leurs désirs narcissiques. D’autres, à l’instar de Lévi-Strauss [16], amènent à réfléchir sur nos modèles et sur les différents montages familiaux de nos sociétés occidentales. Enfin, il y a ceux qui s’inscrivent dans un entre-deux où le désordre devient opportunité. Cette position est celle qui sera examinée dans cet article, sous l’idée de la crise de la maternité.
La notion de crise renvoie à un moment décisif qui marque la possibilité d’un nouveau commencement à partir d’une incertitude ou d’une perturbation. Edgard Morin décrit l’organisation de la société sur un plan cybernétique [17], en identifiant les rétroaction régulatrices ou homéostasies multiples qui permettent l’organisation de la société en dépit des effets contraires de certains éléments. Mais cet équilibre peut être bouleversé dès lors qu’un des maillons du système cybernétique est en retard par rapport au système entier : dans le cas de la maternité, si la loi avance les normes sociales mettent plus de temps à évoluer, créant ainsi une « béance dans la réalité sociale » et donc une crise. Cette situation bien particulière permet d’entrer dans une période révolutionnaire au sens de Thomas Kuhn, c’est-à-dire une temporalité dans laquelle les présupposés existants sont critiqués au nom du progrès qui répond aux enjeux de la société [18]. L’indétermination de la crise, qui se caractérise par une absence d’évidence et de solution toute faite, stimule l’action et mène à concevoir des alternatives inédites. Par conséquent, si la crise peut amener à un retour au statu quo ante par résorption de la perturbation, elle peut aussi détruire le système dans lequel elle s’est développée et être un vecteur de changement. Autrement dit, la crise fait courir le risque d’une issue régressive, mais elle présente toujours dans un même temps l’opportunité d’ouvrir sur un progrès.
La crise est radicalement subjective et se révèle dans des temporalités différentes selon les sensibilités de chacun. Aussi, les défenseurs d’une conception plus conservatrice de la maternité ont été les premiers à manifester une inquiétude (pas toujours mesurée ni fondée) à l’égard de ce qu’ils considéraient comme une attaque vis-à-vis de la famille. En 2013, les opposants à la légalisation du mariage pour les couples de même sexe ont protesté contre cette atteinte à la famille traditionnelle et hétérosexuelle avec le slogan « un papa, une maman ». Selon le collectif de La Manif pour tous (devenu le Syndicat de la famille en 2023), le mariage n’était qu’une première étape vers la légalisation de la gestation pour autrui (GPA) et de la PMA pour les couples de femmes. Sans adhérer à ces craintes, il est important d’en identifier le point névralgique qui constitue les prémices de la crise de la maternité. En effet, la PMA pour les couples de femmes et la GPA ont en commun de modifier l’institution de la maternité en la dissociant de l’accouchement [19]. Or, il s’agit là du repère fondamental permettant de déterminer qui est la mère d’un enfant. La crise advient alors, lorsque les repères ne sont plus valables et qu’il faut en réinventer.
La crise invite donc au changement, à interroger ce qui constituerait un progrès vers une procréation moderne et actualisée, impliquant de revoir le paradigme de la maternité. Cet article est une première approche de cette crise dont il s’agit d’identifier les facteurs et les manifestations, puis d’en explorer les sorties possibles. La loi permet à des femmes qui devaient passer la frontière espagnole ou belge de rester en France pour avoir un enfant, mais que fait-elle de plus ? La « PMA pour toutes » reste bien rangée dans les cadres anthropologiques et traditionnels de la maternité, empêchant d’aller vers la réception d’ovocytes de la partenaire (ROPA) et la GPA. Sans pour autant l’avoir explicitement confortée, la loi n’a pas questionné cette conception de la maternité et n’a donc pas permis de penser la maternité autrement. C’est toujours le ventre qui cristallise les attentions.
I- État des lieux et premières ruptures de ce cadre
A- Conservation d’un « système de parenté » contre la biomédecine
L’adoption de la loi de 2021 donne en droit accès à la maternité à toutes les femmes (à la condition qu’elles soient cisgenres). Mais dans les faits, une certaine résistance s’établit autour du ventre de la mère, rappelant que le progrès social n’est pas systématiquement précédé ou suivi d’un progrès anthropologique. Ce constat est assez clair dans le discours politique : alors qu’elle est questionnée sur l’application de la loi, Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, affirme « [...] sans doute mettrons-nous [sur l’acte de naissance] la mère qui accouche en premier puis l’autre mère ensuite » [20]. Le spectre de la mère véritable car certaine est donc toujours bien présent.
Le lien familial est parfois biologique mais il est toujours culturel et social. Françoise Héritier [21] a montré dans ses analyses anthropologiques que la biologie ne constitue pas nécessairement la base de la famille mais que ce sont les normes sociales et culturelles qui établissent ce lien entre filiation et lien biologique. Produit d’une norme socio-culturelle, la conception traditionnelle de la famille repose sur deux piliers juridiques : le couple et la parenté. Dans ce schéma, les AMP doivent être discrètes pour ne pas nuire à l’intégrité de la structure de la filiation.
Irène Théry dénonce ce qu’elle nomme le « modèle du ni vu ni connu » [22] qui consiste à dissimuler le recours à l’aide à la procréation en faisant passer le parent stérile pour le parent génétique de l’enfant. Ce modèle justifie la limitation des AMP aux couples hétérosexuels pour lesquels la « procréation charnelle » peut être simulée et ainsi de faire en sorte que la procréation soit crédible sur le plan biologique. Dans les faits, il faut que la future mère porte l’enfant et que le don de gamètes soit appareillé. Si ces conditions sont réunies, il est même possible d’effacer la trace de l’AMP et du don dans l’acte de naissance de l’enfant. Ce régime d’invisibilisation de la procréation assistée prévaut jusqu’en 2021 et la légalisation des AMP pour les couples de femmes, puisqu’il devient alors impossible de faire « comme si » deux femmes avaient pu procréer naturellement. En 2022, c’est l’appariement qui perd son caractère légalement « souhaitable » et devient, en droit, une pratique réalisée « à la demande de chaque bénéficiaire » [23]. Le verni naturaliste des AMP commence donc à se craqueler, mais le droit français reste intransigeant sur un point : la femme enceinte doit être la mère biologique (ou, depuis 2021, une des deux mères) de l’enfant. Même si l’ouverture de la PMA implique que le lien entre accouchement et maternité n’est plus radicalement exclusif, ce lien reste un fait socio-anthropologique fondamental de notre système de parenté.
Avant les progrès de la biomédecine et désormais contre eux puisqu’il en limite les possibilités, l’accouchement reste central. Différents anthropologues de la parenté [24] se sont intéressés aux systèmes de filiation et de procréation et ont montré qu’il existe des configurations dans lesquelles la filiation n’est pas calquée sur la procréation, autrement dit, certaines sociétés n’alignent pas le social sur le biologique [25]. Même si les structures de filiation diffèrent, la place centrale du ventre de la mère est une constante, l’enfant qui naît est toujours celui de la femme qui le porte. En France, c’est face à l’affaiblissement du mariage qui était la condition de la famille depuis le Code Napoléon, que le ventre maternel est devenu la preuve ultime de la filiation. Dans cet « empire du ventre » décrit par Marcela Iacub [26], le ventre matriciel est une véritable « institution » qui permet aux femmes de ne pas lier leur enfant à un homme, mais qui les empêche de s’en détacher elles-mêmes et leur fait perdre « le pouvoir énorme » de se rattacher à un enfant qu’elles n’ont pas porté.
B- Soubresauts du naturalisme mis à l’épreuve de la GPA
En permettant d’avoir des enfants à des personnes qui ne le pouvaient pas, les AMP bouleversent le système de filiation et rendent possible une « procréation désexualisée » dirigée par le désir d’enfant des futurs parents. La venue d’un enfant se détache de l’impératif biologique, s’émancipe de « mère-nature » et peut intervenir à tout moment (ou presque). Par conséquent, le lien entre la généalogie et la filiation se trouble, menaçant selon certains la logique de filiation naturelle pour lui substituer une logique d’affiliation artificielle : « en touchant à ce qu’il y de plus fondamental dans les sociétés humaines – la reproduction, la filiation, la parenté –, les évolutions de la biomédecine provoquent un ébranlement de nos représentations » [27].
Parmi les différentes méthodes d’AMP, la plus bouleversante est probablement la GPA, qui rend non seulement possible une maternité sans accouchement (ce que permet aussi la reconnaissance conjointe anticipée de la compagne de la mère), mais qui permet aussi une grossesse sans maternité (sans que l’identité de la femme qui accouche ne soit dissimulée, ce qui distingue la GPA d’un accouchement sous X). En d’autres termes, avec la GPA, deux femmes existent conjointement : une femme qui n’a pas accouché et qui veut être mère, et une femme qui accouche et qui ne veut pas être mère. La désignation de cette dernière comme une mère porteuse apparaît comme une forme de rattachement de cette femme à un statut de mère qui lui revient non pas parce qu’elle le revendique (c’est même plutôt l’inverse) mais parce qu’elle a accouché. L’expression « mère porteuse » souligne l’importance du facteur biologique dans l’établissement de la maternité. Le progrès que constitue la GPA permettant aux couples stériles d’avoir des enfants est sapé par l’absence de reconnaissance de leur lien avec l’enfant, puisque la mère reste celle qui a porté l’enfant. En France, la GPA est interdite depuis la première loi de bioéthique en 1994, et la pratique a fait l’objet de trois avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en 1984, 2010 et 2017.
Dans son premier avis mentionnant la GPA (1984) [28], le CCNE hésite entre les termes « mères de substitution », « mères porteuses » et « prêt d’utérus », et affirme dès le départ sa position : « cette femme qui porte jusqu’à terme l’enfant issu de la fécondation d’un de ses ovules est naturellement la mère de cet enfant. Mais elle le donne, dès sa naissance, à ceux qui se définiront alors comme ses parents » (p. 2, je souligne). La GPA institue et régularise « l’intention de séparer l’enfant de la mère qui l’aura porté, de sa mère » (p. 3, je souligne). L’emphase par la dislocation sous forme de rappel de « sa mère » montre que c’est bien en insistant sur le statut et le rôle maternel de celle qui accouche que le CCNE entend saper toute conception éthique de la GPA. Dans un avis plus récent (2010) et consacré exclusivement à la GPA [29], le CCNE expose les principaux arguments pour et contre la GPA. Dans l’exposé des arguments contre la GPA, il parle d’une « négation des relations entre la mère et l’enfant » (p. 6), tandis que dans la présentation des arguments en faveur de la GPA, le CCNE insiste sur la souffrance des femmes atteintes de malformations utérines qui « ont tout pour être mère sauf l’utérus » (p. 8) et présente la GPA comme la réparation d’une injustice, inscrite dans la palliation de l’infertilité, au même titre que le don de gamètes et la fécondation in vitro (FIV). Dans ce second exposé plutôt ouvert à la GPA, le terme majoritaire employé est « gestatrice ». En 2017, le CCNE publie un avis très critique sur la question de la GPA dans lequel c’est l’expression « mère porteuse » qui est préférée [30] : dans les 78 pages de l’avis, cette expression est employée 67 fois, contre 42 pour le terme « gestatrice ». Le Comité parle d’une « atteinte au lien de la mère porteuse à l’enfant et de l’organisation du déni de ce lien » et ajoute qu’« il s’agit d’un abandon non seulement toléré, organisé par la société, mais aussi autorisé par l’État » (p. 36). Lorsqu’ils sont opposés à la GPA, ces avis ont donc en commun de continuer à considérer la femme enceinte comme une mère, peu importe ce qu’elle ressent ou ce qu’elle veut et qui constitue son expérience personnelle : c’est donc une forme d’assignation à maternité.
Les débats sur la GPA sont un exemple d’instrumentalisation de la crise de la maternité pour freiner l’avancée des AMP. Le péril encouru par l’institution maternelle si celle-ci venait à se dissocier du ventre matriciel est incarné par la figure de la mère porteuse à laquelle on arrache l’enfant, son enfant. La mère porteuse est mère parce qu’elle accouche, et cette simple condition suffit à rendre son statut de mère incontestable dans le droit français. Les discours sur la GPA et l’utilisation commune de l’expression « mère porteuse » démontrent le besoin de réaffirmer par le langage le statut de mère de celle qui porte l’enfant, même si celle-ci ne se reconnaît pas dans ce rôle. En quelques mots, l’individu et sa conception de sa vie sont évincés au profit de l’organisation anthropologique de la société.
Mais en persistant à faire de celle qui porte et accouche la mère, ne risquons-nous pas de vider la mère de son sens ? Qu’est-ce qu’être une mère ? La maternité peut-elle se résumer aux seuls critères biologiques de la gestation ? Le véritable progrès de la maternité, et c’est ce que nous enseigne la crise qu’elle traverse, doit consister en une reconfiguration de la mère, pour lui redonner toute sa présence et faire honneur à son importance. En bref, comment (re)agir face à cette crise impliquée par les progrès des AMP ?
II- Critiques théoriques et propositions juridiques de sortie de crise
A- Déconstruction théorique du cadre normatif
Les questions touchant aux modes d’engendrement de l’humain font l’objet de nombreux commentaires, notamment de la part de ceux qui y voient un possible infléchissement de la conception de l’humanité. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les conditions de la reproduction, de la gestation et de l’accouchement changent, notamment sous l’effet des AMP qui les font sortir du cadre privé et féminin.
Dans son analyse anthropologique des sociétés occidentales, Luc Boltanski [31] explique comment les AMP dévoilent l’absence de statut ontologique de l’embryon et du fœtus, qui sont appréciés en fonction de ce qu’ils deviendront ou pas, et non en fonction de ce qu’ils sont. Boltanski parle de « fœtus authentique » et de « fœtus tumoral » pour désigner respectivement le fœtus qui se développera jusqu’au terme et deviendra un enfant, et le fœtus qui sera avorté. Cette typologie souligne la fragilité du régime de vérité en matière de procréation, puisqu’il existe toujours une certaine incertitude sur le devenir et donc sur la définition des objets de la procréation. Cette « condition fœtale » différentiée appelle à la refonte des dimensions anthropologiques qui n’étaient plus questionnées dans nos sociétés occidentales et qui relevaient donc d’un régime de vérité.
C’est à Foucault que l’on doit l’expression « régime de vérité », dont il puise l’inspiration dans l’histoire de la vérité de Nietzsche. Le philosophe allemand introduit d’abord l’idée d’un anti-essentialisme de la vérité, et l’auteur de La volonté de savoir « replace le jeu du vrai et du faux dans le réseau des contraintes et des dominations » [32]. La notion de « régime de vérité » ne recherche pas ce qui fait le vrai, mais s’intéresse aux effets de cette vérité sur les individus et permet ainsi de rendre compte de la détermination institutionnelle de ce que nous considérons comme étant vrai ; à l’instar d’un régime politique, le régime de vérité dirige les individus, les inscrit et les contient dans un cadre conceptuel insidieux, notamment délimité par les pratiques judiciaires qui sont « l’une des formes par lesquelles notre société a défini des types de subjectivité, des formes de savoir et, par conséquent, des relations entre l’homme et la vérité » [33].
En tant qu’institution, la maternité a une valeur véridictionnelle [34] : elle dit à la mère ce qu’elle est, par la preuve de l’accouchement. Mais avec les AMP, cette vérité ne colle plus à la réalité, et c’est précisément ce qui inquiète les conservateurs comme Pierre Legendre : « découvrant les coulisses de la construction humaine, la civilisation occidentale s’est crue affranchie du théâtre et de ses règles, des places assignées et du drame qui s’y joue » [35]. L’engendrement n’est pas simple création individuelle mais bel et bien une pro-création s’inscrivant dans le cadre de la perpétuation de l’espèce voire de la civilisation. La logique d’affiliation (artificielle) est perçue comme une menace à l’égard de la filiation (naturelle), mettant ainsi en concurrence la mère véritable, la mère-nature. Mais derrière ses allures de loi naturelle, cette conception défend un « univers artificiel » dont les descriptions empruntant à la sémantique architecturale – il est question d’« arrangements généalogiques » et de « montages juridiques » [36] – rendent compte du caractère construit. Cette artificialité ne pourrait-elle pas dès lors laisser un espace pour une autre conception de la maternité, les mères qui ne sont pas instituées par l’accouchement ?
Foucault préfère le terme « régime » à celui de « politique » pour éviter l’aspect trop directif de la politique ; le régime autorise en son sein une marge d’appréciation, une adaptation des énoncés au contexte. Refuser cet aspect du régime de vérité c’est engager la structure de nos conceptions dans un gouffre : pour qu’une vérité continue d’être, elle doit s’adapter et évoluer avec son temps. Autrement dit, le régime de vérité doit se saisir de la crise qu’il traverse pour se mettre à jour, afin d’épouser la réalité. Les progrès des biotechnologies reproductives conduisent à articuler biologie, parenté et parentalité. Si les deux premières sont des éléments traditionnels de la filiation et constituent le caractère instituant de la famille, la parentalité renvoie à l’aspect relationnel, au rapport familial intergénérationnel et au lien entre l’enfant et ceux qui prennent soin de lui dans le foyer. Avec la parentalité va donc l’idée qu’être parent relève d’une démarche active : une femme ne « tombe » plus enceinte [37], elle décide d’être mère et entreprend pour cela des actions positives. En bref, avec la parentalité, être parent n’est pas un statut de droit mais une fonction de fait.
En modifiant les modalités de la procréation, les AMP poussent à revoir le paradigme de la vraie mère et à questionner son existence même : est-il seulement pertinent de parler de vraie mère ? Richard Rorty [38] dénonce cette quête de vérité absolue et invite à reconnaître son caractère artificiel. Ce que nous considérons comme vrai n’est en fait que ce sur quoi nous nous accordons à dire qu’il s’agit de la vérité. Autrement dit, la vérité est utilitaire et n’est fondée que par l’utilisation que nous en faisons. Ainsi, la vraie mère est un outil anthropologique qui sert une conception conservatrice de la maternité et a fortiori de la famille. La vraie mère s’oppose aux autres mères, celles qui n’ont pas porté l’enfant (les mères intention, les conjointes) et celles qui ont porté l’enfant mais qui le donnent ensuite (les mères porteuses). Or, en se situant au-dessus de la critique, la vérité exerce une certaine autorité, notamment vis-à-vis de celles et ceux qui ne rentrent pas dans son cadre. Face à ce règne de la vérité, Rorty défend l’importance de la quête d’éthique pour faire primer la solidarité sur l’objectivité. De cette façon, il devient possible d’envisager un autre rapport à l’authenticité et de voir dans la crise de la maternité générée par les progrès des AMP une opportunité de changer de paradigme et de s’éloigner du ventre matriciel.
B- Proposition d’un nouvel ordre normatif avec les outils du droit
Depuis le début du XXIe siècle, l’évolution du droit va dans le sens d’une attention toujours plus grande portée à l’accord entre les projections psychiques des individus et la réalité vécue. Ce glissement du droit vers davantage de subjectivité traduit une considération plus grande vis-à-vis des désirs générant l’action individuelle et de l’autonomie du sujet. L’autonomie est ici définie par l’étendue des possibilités d’action s’offrant à un individu afin que ce dernier puisse agir en fonction de ce qui lui importe. En l’espèce, la maîtrise de la procréation permet l’autonomisation des femmes en leur permettant d’accéder à une « maternité heureuse » [39] car auto-régulée donc voulue.
La révolution de la maternité introduite par la loi Veil de 1975 a fait du désir d’être mère l’une des conditions principales d’accès à la maternité ; aujourd’hui, le droit de ne pas être limitée dans son projet de vie par sa stérilité apparaît comme son prolongement. En ce sens, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) reconnaît, au titre de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) relatif au droit à la vie privée et familiale [40], le droit au respect de la décision d’avoir (ou de ne pas avoir) d’enfants, ainsi que celui d’avoir recours à des AMP (droit nécessaire à la garantie du premier). La position de la Cour EDH sur la question des AMP souligne l’importance du projet parental dans les parcours de vie : l’enfant est la condition de l’accomplissement par certaines personnes de leur vie humaine. Lorsque cela est reconnu par la Cour, celle-ci déclare la violation de l’article 8 de la CEDH, comme dans son arrêt Paradiso et Campanelli c. Italie de 2017 [41]. Dans cette affaire, un couple a eu recours à une GPA en Russie, à l’issue de laquelle l’enfant s’est avéré n’avoir aucun lien génétique avec ses parents, impliquant le placement de l’enfant en Italie. La Cour reconnaît la violation de l’article 8 pour l’enfant dont l’intérêt n’a pas été examiné par les autorités italienne, mais aussi pour les parents, dont les paramètres de l’atteinte à la vie privée est résumée dans le paragraphe suivant [42] :
En l’espèce la Cour relève que les requérants avaient conçu un véritable projet parental, en passant d’abord par des tentatives de fécondation in vitro, puis en demandant et obtenant l’agrément pour adopter, et, enfin, en se tournant vers le don d’ovules et le recours à une mère porteuse. Une grande partie de leur vie était projetée vers l’accomplissement de leur projet, devenir parents en vue d’aimer et éduquer un enfant. Est en cause dès lors le droit au respect de la décision des requérants de devenir parents (S.H. et autres c.Autriche, précité, §82), ainsi que le développement personnel des intéressés à travers le rôle de parents qu’ils souhaitaient assumer vis-à-vis de l’enfant. [43]
L’importance du projet parental est également soulignée dans l’arrêt Dickson c. Royaume Uni [44] portant sur le refus par les autorités britanniques d’autoriser une PMA pour un couple dont l’homme a été condamné à la réclusion à perpétuité en 1994, assortie d’une peine de sûreté de 15 ans qui peut lui permettre d’être libéré en 2009. Sa femme et lui seront alors âgés respectivement de 51 et 36 ans. En raison de l’âge de la requérante, le couple avance que la FIV constitue leur seule chance d’avoir un enfant. La Cour EDH conclut à la violation de l’article 8, reconnaissant que :
L’insémination artificielle demeurait le seul espoir réaliste des intéressés […] d’avoir un enfant ensemble […]. La Cour juge évident que la question revêt une importance vitale pour les requérants. [45]
La Cour invoque l’illégitimité de l’État à « empêcher les parents qui le désirent de concevoir un enfant dans des circonstances telles que celles de l’espèce » [46], affirmant ainsi un « droit au respect de leur décision de devenir parents génétiques » [47]. Dans ces avis, le désir d’enfant est un désir fondamental : c’est un désir qui produit des droits si importants qu’ils en deviennent fondamentaux. Or, pour prendre en compte ce désir fondamental, les institutions judiciaires doivent s’aventurer sur le terrain des affects et se soucier de l’identité subjective et intime des sujets. Par conséquent, conjointement aux progrès des biotechnologies, le droit progresse lui aussi en pénétrant de nouveaux territoires tels que la subjectivité de la mère et de l’enfant.
Dans l’affaire Callamand c. France [48], la requérante revendique un droit de visite pour l’enfant (« A. ») qu’elle a élevé jusqu’à ses deux ans avec son ex-épouse, la mère biologique de l’enfant. Avant leur séparation, les deux femmes avaient décidé d’entamer une procédure d’adoption en vue de faire reconnaître le lien de parenté entre la requérante et A., mais la mère biologique a finalement décidé de partir avec l’enfant. La Cour EDH reconnaît la violation de l’article 8, en confirmant l’existence « entre la requérante et A. des liens personnels effectifs tenant du lien parent-enfant » [49]. Dans son arrêt, la Cour s’appuie sur la réalité vécue de la requérante qui demande « la possibilité de continuer à voir, de temps en temps, un enfant à l’égard duquel elle a agi en se considérant comme un co-parent pendant plus de deux ans depuis sa naissance » [50], mais aussi celle de l’enfant en rappelant les conclusions de la cour d’appel de Bordeaux qui faisaient état des modification de comportement et « une détresse psychique » [51]. Aussi, « la Cour en déduit qu’il existait entre la requérante et A. des liens personnels effectifs tenant, de facto, du lien parent-enfant et caractérisant donc l’existence d’une vie familiale » [52] laissant entendre que le vécu subjectif mais bien réel de la requérante et de A. constitue une base valable à la reconnaissance d’un lien de parentalité, en accord avec l’intérêt supérieur de l’enfant.
Les AMP conduisent les cours de justice à devoir décider ce qui fait d’une femme une mère : l’accouchement ou le désir d’être mère ? Pour identifier et différencier les personnes, le droit recourt à des éléments matériels (données biométriques, adresse, etc.) et, plus récemment, à des éléments immatériels (sexe psychique, intention, etc.). Cette double catégorie d’identification s’applique aussi à la maternité : l’élément matériel (l’accouchement, le ventre de la femme enceinte) ne doit pas occulter les éléments immatériels, de l’ordre du ressenti individuel (se sentir mère de son enfant). Ce souci de l’esprit s’inscrit dans une temporalité postmoderne qui peut s’apparenter à une « crise de l’identité », une volonté de reprendre la main sur les identités assignées et de contrer les cadres normatifs qui la définissent. Dans le prolongement de Foucault qui parlait d’un souci du corps, la préoccupation atteint désormais l’esprit, l’identité propre aux personnes et qui permet une différenciation toujours plus fine des individus.
L’attention portée à l’identité psychique permet de s’éloigner du cadre normatif et naturaliste pour se rapprocher de l’expérience et ainsi réparer le « préjudice moral » : au même titre que l’honneur ou la réputation, la dénégation du statut de mère à celle qui se reconnaît et agit comme telle constitue un « trouble dans les conditions d’existence ». Outre-Atlantique, la notion de « conception mentale » (« mental concept ») est utilisée pour statuer sur les litiges entre les mères d’intention et les gestatrices californiennes [53]. En 1998, l’arrêt Buzzanca de la Cour Suprême californienne [54] emploie cette notion pour justifier le lien de filiation biologique entre une femme et son enfant né d’une GPA avec don d’ovocyte. Le juge se base pour cela sur l’intention pré-conceptuelle, et fait ainsi de la conception mentale un troisième critère de définition de la maternité. En revanche, la Cour EDH reste pour l’instant réticente à employer cette notion, probablement pour ne pas contraindre les juridictions nationales. Ainsi, dans les affaires Labassee c. France [55] et Mennesson c. France [56] concernant le refus de transcription des actes de naissance des enfants nés d’une GPA aux États-Unis, la Cour reconnaît les difficultés pratiques auxquelles la famille doit faire face en raison de l’absence de lien entre la mère de fait (qui est nommée « mère d’intention » ou « mère » dans les arrêts) et les enfants, mais ne s’intéresse pas dans son argumentaire aux sensibilités des femmes ainsi contraintes de vivre détachées de leur enfant, et ne reconnaît pas la violation de l’article 8 pour les parents.
La Cour EDH s’est montrée capable de sensibilité à l’égard des requérants dans les affaires de changement de sexe à l’état civil pour les personnes transgenres. En analogie au « sexe vécu » [57], on pourrait penser à une « maternité vécue », reconnaissant aux personnes concernées ce « savoir intime absolument certain et soustrait a priori à la critique » [58] d’être qui elles sont. Dans un contexte de progrès des AMP, la reconsidération de la maternité à l’aune de l’expérience des individus permettrait ainsi une avancée majeure pour coordonner le statut des individus avec leur rôle réel dans une vie familiale sans cesse en évolution. La crise est un point de rupture, permettant la remise en cause d’un modèle traditionnel au profit d’un modèle moderne, plus en accord avec son temps. La crise de la maternité pourrait donc bien nous amener à considérer une filiation où le sens se substitue au sang, mais peut-être est-ce au droit d’initier ce basculement.
Conclusion
Sortir du ventre de la mère, c’est comprendre que ce qui institue la maternité est avant tout un ensemble de représentations affectives, intellectuelles et cognitives ; c’est aussi réparer l’inégalité construite entre les femmes qui peuvent porter et donc avoir des enfants, et celles qui ne le peuvent pas.
Refusant de considérer un modèle d’agencement familial universel, Lévi-Strauss nous invite à nous concentrer sur les compositions particulières et spécifiques qui entraînent la création de liens de génération entre les membres d’une famille. Dans le prolongement de la pensée anthropologique, l’attention portée à l’identité psychique combinée aux nouvelles formes de maternités produites par les progrès des AMP impose de réfléchir à ce qui constitue la mère. En faisant chanceler le modèle biologique et naturaliste de la mère, la crise de la maternité s’impose comme un point de rupture, précédant le renouveau ou l’effondrement des structures. Pour éviter cette dernière option, il faut prendre en compte les nouvelles maternités décentrées du corps féminin, faire confiance aux femmes qui ont accédé à la maternité d’une nouvelle façon, portées par les progrès de la biomédecine.
La vérité de l’accouchement doit laisser place à la volonté, qui entérine le statut de la mère : est mère celle qui veut avoir un enfant et qui, par conséquent, est présente pour lui et qui peut aussi être celle qui l’a porté. La« sacralisation du ventre maternel » [59], ne doit pas occulter le fait que le corps n’est qu’un moyen parmi d’autres de faire naître un enfant. Les progrès des AMP ne peuvent pas ne pas s’accompagner d’une telle reconsidération de la maternité.