Les acteurs politiques, économiques et culturels du département des Landes trouvent que « l’identité landaise » n’est pas assez marquée et que, pour résoudre cette crise identitaire, ce territoire doit retrouver une authenticité en convoquant des traditions. Il s’agira de comprendre d’une part la contradiction entre d’un côté la volonté d’un territoire de se dire gascon et de l’autre la faiblesse de la socialisation de cette langue, d’autre part d’analyser l’hispanisation à l’œuvre pour savoir si elle est le signe de la crise identitaire landaise ou celui d’une nouvelle authenticité territoriale.
Les spécialistes des sciences humaines et sociales s’accordent à dire que toutes les identités sont construites. Manuel Castells considère cependant que n’ont pas été suffisamment étudiés les raisons, les processus et les acteurs de ces constructions [1]. Julien Aldhuy ajoute à cette liste la question du lieu, la dimension spatiale de la constitution d’une identité [2]. Pour notre part, nous intègrerons la dimension linguistique, rarement prise en compte. En effet, les termes « langue » et « territoire » renvoient tous les deux à des notions de structurations sociales, d’appropriation de l’espace et de sentiment(s) d’appartenance. Les représentations auxquelles ils donnent corps sont autant de révélateurs des liens qui les unissent et des structures qui les construisent. Ensemble, ou séparément, ils évoquent les échanges, les mouvements, les métissages, mais encore les replis, les conflits.
Depuis plusieurs années, les départements français sont en quête d’une identité territoriale afin, notamment, en raison d’une forte concurrence, de développer leur attractivité et de se démarquer entre eux. Cette volonté d’être ou de (re)devenir un territoire identitaire n’interroge pas pour autant les notions complexes d’identité et de territoire et oublie deux idées primordiales : la dimension spatiale n’est pas forcément constitutive de l’identité individuelle et le fait de partager un territoire ne suffit pas à engendrer une identité unique [3]. Du reste, l’expression « identité d’un territoire » renvoie-t-elle à « l’identité de la majorité des gens qui y habitent » ou à « une identité qui s’imposerait aux populations vivant sur ce territoire » [4] ? En outre, un territoire est-il « un support identitaire ou un producteur d’identité » [5] ? Il s’avère également que, à travers le concept d’identité, des valeurs peuvent être associées au territoire. Celui-ci est dès lors personnifié, voire essentialisé et peut en même temps charrier des traditions souvent fabriquées ou réifiées. Ce processus fonctionne la plupart du temps quand un territoire considère qu’il vit une crise identitaire. Ce faisant, la notion d’identité territoriale est instrumentalisée politiquement pour justifier des constructions culturelles : elle peut aussi bien apparaître comme un concept périmé derrière lequel des populations se réfugient face à la mondialisation que comme un recours pour une convivialité retrouvée. Dans tous les cas, les territoires cherchent tous à revendiquer leur authenticité, notion pourtant particulièrement floue, en convoquant la tradition, notion tout aussi floue puisque celle-ci est davantage un point de vue que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés qu’un produit du passé : « elle n’est pas ce qui a toujours été, elle est ce qu’on la fait être » [6].
Les acteurs politiques, économiques et culturels du département des Landes trouvent que « l’identité landaise » n’est pas assez marquée. Cette crise identitaire est-elle une réalité ou seulement une perception ? Quels critères permettent d’affirmer que le département des Landes vit une crise identitaire ? Cette contribution interrogera la recherche d’une « identité territoriale » par le département des Landes et tentera de comprendre commentce dernierconstruit son identité. Quels sont les raisons, les processus, les acteurs et les lieux de cette construction ? En nous appuyant principalement sur une enquête proposée par le Conseil départemental des Landes en 2018 révélant une crise d’identification, nous nous demanderons dans la première partie si le département des Landes, qui hésite entre traditions et modernité, est un territoire sans identité, ou non, et nous interrogerons ce besoin identitaire censé résoudre une crise d’authenticité. La deuxième partie montrera le processus de l’invention d’un territoire, en insistant plus particulièrement sur l’hispanisation à l’œuvre : est-il le signe de la crise identitaire landaise ou celui d’une nouvelle authenticité territoriale ? Enfin, dans la troisième partie, grâce à nos propres enquêtes menées depuis 2020 (entretiens et questionnaires), nous analyserons la volonté d’une réappropriation du territoire, la place et le rôle des acteurs locaux – qu’ils soient économiques, politiques ou associatifs (à travers notamment la récente marque territoriale « Landes », les pratiques culturelles, les noms d’entreprises et/ou de produits) – et essaierons de comprendre à la fois les ressorts et la portée de cette reconstruction. D’autant qu’une incohérence existe : ce territoire se dit gascon mais la socialisation et la visibilité de cette langue y sont très faibles.
I. Crise identitaire landaise ou sentiment d’une crise identitaire ?
En 2018, dans le cadre de la création de la marque « Landes », le Conseil départemental des Landes a cherché à connaître l’image qu’avait le département auprès de la population. L’Étude de notoriété, d’attractivité et d’image des Landes a été menée par l’IFOP auprès de 2 690 personnes (400 Landais, 400 chefs d’entreprise et 1 890 personnes n’habitant pas le département), étude prolongée par des entretiens avec des élus et des acteurs économiques dont des professionnels du tourisme [7]. Après avoir présenté les éléments principaux qui ressortent de cette enquête, nous les confronterons à d’autres analyses.
A. Résultats de l’enquête de 2018
1. Un territoire mal identifié mais véhiculant une bonne image
Le point essentiel mis au jour par cette enquête est le fait que le département est mal identifié en tant qu’entité géographique. Par exemple, pour beaucoup de personnes interrogées, Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) se trouve dans les Landes tandis que Capbreton (Landes) se situe au Pays basque. Deux éléments ne permettent pas de fixer l’identité landaise : d’une part sa grande diversité paysagère (littoral atlantique, forêt, terres agricoles de Chalosse, secteurs viticoles de l’Armagnac et du Tursan), d’autre part sa situation de carrefour, de simple point de passage (notamment pour aller à Saint-Jacques-de-Compostelle).
Néanmoins, le département possède une bonne image. Un lien apaisé à la nature permet de définir « l’esprit landais » auquel plusieurs caractéristiques positives sont associées : la qualité de vie, la fête et la bonne humeur. Le territoire est donc apprécié pour son patrimoine naturel (la rivière Adour est apparue comme un élément unificateur) et gastronomique (garbure, pastis landais [8]…) ainsi que pour ses traditions (échasses, corrida, course landaise…).
2. Peu d’identification avec la Gascogne
La langue gasconne n’est cependant pas un marqueur exprimé, beaucoup d’enquêtés considérant dans les entretiens que la Gascogne, c’est le Gers. Pourtant, les Landes se trouvent dans la partie occidentale du domaine linguistique gascon [9]. Cette réponse, qui peut être influencée par la volonté touristique et commerciale du département du Gers de s’accaparer l’identité gasconne depuis l’entre-deux-guerres [10] – faisant que les deux entités sont désormais souvent confondues [11] –, est surprenante et entre en contradiction avec toutes les enquêtes sociolinguistiques menées depuis 1997 [12]. En effet, alors que le terme « gascon » y est, globalement, rarement retenu (en 1997, il n’est cité que par seulement 4% des personnes interrogées, 6% en 2008, 5% en 2020), il s’avère que, parmi les Aquitains, ce sont les Landais qui choisissent majoritairement cette occurrence : pour 12% d’entre eux en 1997, 16% en 2008, 22% en 2020. Non seulement le taux de citation est en constante augmentation mais l’écart entre le résultat pour les Landes et celui des autres départements aquitains s’accentue très nettement [13], ce qui tend à montrer une réappropriation du terme par les Landais.
Le nom « Gascogne » ou l’adjectif « gascon.ne » est de plus en plus utilisé dans les titres des associations culturelles créées ou implantées dans les Landes, à l’image de GASCON Lanas (signifiant Gropament Associatiu per la Sauvaguarda de la Cultura Occitana dens las Nòstas Lanas), fondée en 2000 et qui fédère une quinzaine de petites sociétés œuvrant pour sauvegarder et faire vivre la culture et la langue gasconnes, ou de l’Institut Béarnais et Gascon, créé dans les Pyrénées-Atlantiques en 2002 pour prendre la suite du « Pays de Béarn et de Gascogne », se déployant dans les Landes – plus particulièrement en Chalosse. Le mot « Gascogne » se met aussi à gagner en force institutionnelle puisque, au sein du Conseil départemental des Landes, la Direction de la Culture et du Patrimoine a nommé une chargée de mission « Culture gasconne ». Le collège de Saint-Sever a pour nom « Cap de Gascogne » ; une communauté de communes, celle regroupant quinze communes autour de Saint-Sever, a également porté ce nom de 1999 à 2017 ; et l’équipe de basket rassemblant plusieurs clubs de Chalosse s’appelle « Basket Cap de Gascogne ». Avec la mention « comuna de Gasconha », les panneaux bilingues de signalétique urbaine, bien que très rares [14], soulignent cet ancrage territorial. La dénomination « Gascogne » se repère aussi avec le « Parc naturel régional des Landes de Gascogne », à la fois entité géographique, réservoir de biodiversité et lieu de gouvernance depuis 1970.
Qu’entend-on néanmoins aujourd’hui par les mots « Gascogne » et « gascon » ? Toute définition de la Gascogne, aussi bien historique, géographique que linguistique, reste difficile à mener. Située sur le territoire actuel des départements des Landes, du Gers et des Hautes-Pyrénées ainsi que, pour partie, des départements du Lot-et-Garonne, de Gironde, du Tarn-et-Garonne, de la Haute-Garonne et de l’Ariège sans oublier la comarque du Val d’Aran au nord de la communauté autonome de Catalogne en Espagne, la Gascogne est une ancienne province dont les limites ont varié au cours des siècles. Elle correspond à la zone peuplée des Aquitains conquise par les Romains en même temps que les Gaules celtiques et dont la langue, qui s’est ensuite romanisée, se distinguait des populations d’outre-Garonne en faisant partie de la même famille linguistique que le basque [15]. Successivement appelé Aquitaine, Novempopulanie, Vasconie, puis Gascogne, ce territoire disparaît en tant qu’entité politique propre en 1063 lors du rattachement au duché d’Aquitaine. Toutefois, le nom « Gascogne » reste en usage jusqu’à la Révolution française. Contrairement à celui d’autres provinces comme la Bretagne ou la Normandie, son nom ne désigne aucune région actuelle. Bien que le géographe Louis Papy considère que « le meilleur critère pour définir la Gascogne [soit] celui du parler » [16], du fait qu’une langue n’est pas un outil figé, que les référents linguistiques choisis (phonèmes, variantes dialectales du gascon) sont variables, les résultats cartographiques le sont tout autant. De plus, les limites linguistiques peuvent elles-mêmes changer jusqu’à occasionner parfois des zones d’interférences. Et, si on admet l’idée qu’un territoire correspond à celui de ses locuteurs, force est de constater que celui de la Gascogne s’amenuise de plus en plus au fil du temps.
B. Analyse des représentations : entre permanences des imaginaires collectifs et nouveautés
1. Des représentations habituelles…
L’enquête de 2018 montre que le département des Landes est encore vu comme un espace que l’on ne fait que traverser. Ce stéréotype de périphérie peu fertile et en retard est diffusé depuis le XVIIe siècle [17]. Tout l’imaginaire géographique de la disqualification est alors mobilisé : les Landes sont à la fois une terre de l’étrange. [18], un désert [19], un simple espace de transition permettant le passage vers l’Espagne puis l’Afrique [20]. Cette image est donc persistante.
La fête est également perçue comme un élément constitutif de l’identité landaise. Cette réponse rejoint les résultats d’autres enquêtes. Notamment celles de Marie Pendanx, au milieu des années 2000, qui a pu saisir combien la fête, contribuant à la construction permanente des territoires, constitue une pratique sociale des plus courantes dans les Landes et qui renforce les interactions sociales [21]. En 2020, 78,3% des 37 étudiants du site des Landes de l’INSPÉ de l’académie de Bordeaux ayant répondu à notre questionnaire portant sur l’occitan-gascon et les représentations culturelles que peut avoir le département des Landes ont considéré que la fête représentait le mieux ce territoire, bien avant la plage, le foie gras, les échasses, le rugby, la pinède et la tauromachie [22].
Parmi les pratiques culturelles mises en avant dans l’enquête de 2018, la course landaise – tradition tauromachique remontant au Moyen Âge et qui a continué à se développer au cours du XXe siècle – est souvent vue comme représentative de l’identité du département [23]. Généralement, ces jeux taurins se déroulent lors des fêtes patronales. Le nom de « course landaise », arbitrairement donné à la fin du XIXe siècle dans le feu des ennuis [24], pourrait laisser croire qu’il s’agit d’un jeu exclusivement landais. Or, deux éléments contredisent cette hypothèse. Premièrement, dans les Landes, sa pratique n’est pas généralisée à tout le département : elle est essentiellement concentrée dans le sud, c’est-à-dire en Chalosse, Tursan et Marsan, et, à l’est, dans le Bas-Armagnac ; elle est totalement absente en Haute Lande. Deuxièmement, contrairement à ce qu’écrit Bernadette Suau qui voit dans la course landaise « un jeu spécifiquement landais » [25], elle s’exporte au-delà des limites administratives – en particulier dans les Hautes-Pyrénées, les Pyrénées-Atlantiques, en Lot-et-Garonne, en Gironde et surtout dans le Gers. Ainsi, malgré un nom à connotation fortement géographique, la course landaise ne concerne pas une entité administrative contemporaine mais une entité culturelle, à tel point que les passionnés de ce jeu le qualifient même de « gascon » [26] – bien qu’il ne soit pourtant représentatif que de la partie occidentale de la Gascogne.
2. … et une nouveauté
Si toutes ces représentations semblent ancrées dans l’imaginaire collectif, une nouveauté est mise en avant par l’enquête de 2018, en l’occurrence la diversité paysagère du département. L’étude plus ancienne de Julien Aldhuy [27] avait pourtant démontré que, malgré sa dimension hétérogène (paysages, modes de vie, structures économiques et sociales contrastés), ce territoire était réputé homogène d’un point de vue physique car communément réduit en termes de représentations à sa seule partie septentrionale, en l’occurrence le massif forestier des Landes de Gascogne.
C. Un besoin identitaire
1. La volonté de se différencier
La diversité géographique est vue en 2018 comme un frein à la mise en avant d’une identité territoriale, comme si c’était l’unité qui construisait « l’authenticité ». Les personnes interrogées regrettent l’absence d’une identité landaise plus marquée, alors que, pour elles, le Pays basque a su en développer une. Par conséquent, l’enquête démontre que la recherche d’une identité forte semble impérative pour les populations et les collectivités territoriales ; elle s’opère dans le but de se différencier des autres. Cette idée rejoint parfaitement l’explication de Jean-Marie Sarpoulet dans la compréhension du processus de fabrication identitaire : « La création d’identité passe par ce qui me fait ou me rend différent de l’autre » [28] ; et celle d’Alain Morel : « L’identité est toujours un construit qui résulte d’une activité incessante de différenciation. » [29]
Les résultats de l’enquête diligentée par le Conseil départemental des Landes entrent cependant en contradiction avec ce qui était ressorti en 2009 au cours d’une réunion des acteurs culturels du Lot-et-Garonne [30], ayant pour but de promouvoir la culture de ce département, qui avaient fait remarquer que le Lot-et-Garonne était « en déficit d’identité, contrairement aux autres départements aquitains ». La représentation qui avait alors été donnée pour le département des Landes, « c’est les plages et la forêt ».
2. La création de stéréotypes
Le second constat mis au jour est la volonté de limiter l’image d’un département à un seul élément – qu’il soit géographique, historique ou culturel. Grâce à l’identification par cet élément qui lui est associé, ce dernier devient quasiment une marque, voire un label promotionnel permettant une reconnaissance rapide (le Gers, c’est le foie gras ; la Gironde, les vignobles et les vins ; la Dordogne, la Préhistoire et les châteaux forts). L’identité est alors biaisée ; et, même si elle n’est pas erronée, elle ne correspond pas à l’exacte réalité.
Chercher une identité unique, c’est de fait réduire la pluralité des identités territoriales car le marketing se défie de la diversité. Et tant pis si du vin et du foie gras sont également produits dans les Landes, en Lot-et-Garonne ou encore en Dordogne, si le littoral atlantique appartient aussi à la Gironde et aux Pyrénées-Atlantiques, si le site préhistorique de Brassempouy se situe dans les Landes et si le prestigieux château fort de Bonaguil se trouve en Lot-et-Garonne… Ils ne semblent pas être assez représentatifs et par conséquent constitutifs de l’identité de leur département respectif. La quête d’identité est donc bien souvent artificielle et créatrice de stéréotypes. Mais elle peut créer un sentiment de crise identitaire.
II. L’hispanisation, nouvelle authenticité territoriale ?
Est-ce en raison de la disparition progressive des traditions gasconnes que l’hispanisation des pratiques culturelles a pu se mettre en place et se poursuivre de nos jours ou est-ce l’hispanisation qui participe activement à la suppression des traditions gasconnes ?
A. Une forte influence culturelle espagnole ou basco-espagnole
1. L’Espagne : source d’inspiration culturelle majeure
Une influence espagnole affecte le Sud de la France. Elle se repère essentiellement dans ses fêtes – comme en témoignent les ferias de Nîmes, Béziers, Bayonne et, pour les Landes, Saint-Sever (à la fin du mois de juin), Mont-de-Marsan (à la mi-juillet) et Dax (à la mi-août) principalement – et se retrouve chez certains groupes musicaux – aussi bien dans le type de groupe (les bandas [31] et les peñas musicales [32]) que dans les noms que ces derniers se donnent (par exemple « Los Calientes » de Dax, « Los Campesinos » de Pouillon, « Los Copleros » de Montfort-en-Chalosse, « La Juventud » de Mont-de-Marsan, « Los Divinos » de Grenade-sur-l’Adour, etc.). La corrida, et son lien avec les bandas jouant de la musique taurine dans l’entre-spectacle [33], participe également à l’hispanisation des fêtes méridionales. Marie Pendanx [34] a montré que les emprunts d’éléments à la tradition hispanique sont différents entre le Sud-ouest de la France, influencé par la Navarre, et le Sud-est qui se nourrit à la fois de l’Espagne madrilène et de l’Espagne andalouse.
Elle a aussi constaté que l’hispanisation s’accompagne d’un autre mouvement parallèle, celui de la « basquisation » – du fait des relations entre le sud du département des Landes et le Pays basque, lui-même au contact de l’Espagne. Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), ville basque aux origines gasconnes, constitue à la fois un relais et un point de rencontre de toutes ces influences – ce qui peut expliquer la confusion quant à sa situation géographique dans l’enquête de 2018. Ce sont les fêtes de Pampelune qui ont inspiré les Bayonnais pour lancer les leurs en 1932 et elles sont devenues le modèle de la fête basque mais aussi landaise – avec notamment la tenue vestimentaire blanche et rouge (comme c’est le cas à Bayonne et à Dax). Depuis 2004, le discours de la cérémonie officielle d’ouverture des fêtes de Bayonne est proclamé en trois langues : français, basque et occitan.
2. Un ailleurs proche de substitution
Cette inspiration hispanique contribue-t-elle à la (re)construction d’une identité et d’un système territorial ? L’influence espagnole se retrouve dans les pratiques culturelles, à la fois langagières, culinaires et festives. Par exemple, dans les Landes, on ne dit aujourd’hui quasiment plus « les fêtes » mais plutôt « les ferias » ; on cuisine à la plancha et on mange des tapas ; on assiste à des corridas et à des encierros… L’Espagne est donc très présente dans la vie quotidienne matérielle et immatérielle des individus. Le festival international Arte Flamenco, créé en 1989 à l’initiative du Conseil général des Landes et de la Ville de Mont-de-Marsan et se déroulant tous les ans depuis cette date au début du mois de juillet dans la ville-préfecture du département, est reconnu comme « le festival de flamenco le plus important hors d’Espagne. [35] ». Ce goût pour les danses espagnoles (flamenco et autres sévillanes) est favorisé par des associations comme, à Dax, « Canto y Baile » ou « Caballos en la calle ». La culture andalouse, qui se diffuse grâce ces groupes de danse et de chant et dans certaines manifestations, reste néanmoins minoritaire au regard des influences navarraises, très développées dans le Sud-ouest : Bayonne est jumelée avec Pampelune dès 1960, Dax avec Logroño en 1961, Mont-de-Marsan avec Tuleda en 1986. Des communes landaises sont jumelées avec des villes espagnoles de provinces autres que la Navarre, comme Pouillon avec Daroca (en Aragon) depuis 1990 ou Saint-Paul-lès-Dax avec Caldes de Montbui (en Catalogne) à partir de 2012. En outre, l’Espagne est tout autant un lieu de destination des vacances pour de nombreux Landais qu’un mode de vie que les habitants des Landes apprécient, notamment en période estivale [36].
Dès lors, le modèle des fêtes de Pampelune, transmis dans les Landes via Bayonne, peut représenter pour les Landais un folklore de substitution. La relation au fond culturel « autochtone » existe toutefois bien chez les Landais mais, face à une culture gasconne paradoxalement « à la fois préservée et perdue [37] », ils l’expriment de façon trouble et en faisant des emprunts à une autre culture. Le vide peut ainsi être comblé par des éléments hispaniques, plus précisément basco-navarrais. L’Espagne constitue par conséquent un ailleurs proche de substitution.
B. Une influence cependant loin d’être récente
1. Les jeux taurins, éléments de revendication méridionale
La corrida n’est toutefois pas d’importation récente. Son introduction en France date du XVIe siècle et suscite dès cette époque déjà des interdictions qui ne font, bien que restant vaines, que s’accentuer aux siècles suivants. La course de taureaux à l’espagnole a constitué au XIXexixe siècle pour le mouvement félibréen – mouvement œuvrant dans un but de sauvegarde et de promotion de la langue, de la culture et de tout ce qui constitue l’identité des espaces de langue d’oc – un élément de revendication qui pouvait marquer l’appartenance à une identité collective méridionale.
Après avoir présidé à la corrida de Nîmes le 14 octobre 1894 acclamée par trente mille personnes, Frédéric Mistral, alors capoulié du Félibrige, a pu déclarer à la presse : « Sans être partisan personnellement des courses de taureaux, j’aime tout ce qu’aiment mes compatriotes. » [38]. Un autre exemple montre que la corrida de muerte est le vecteur d’un sentiment d’appartenance à une entité collective, à savoir le Midi : le 14 octobre 1894, à Dax, alors que la corrida a été interdite par les Autorités, la foule a envahi les arènes aux cris de « Vive la Gascogne, à mort le taureau ! » [39]. La corrida sert les Félibres à opposer deux protagonistes : un Paris agressif et une Province agressée. Le mouvement félibréen traduit le malaise des classes moyennes face à la régression de la culture traditionnelle. Lors des fêtes annuelles de l’Escòla Gaston Fèbus [40] à Dax en 1899, Adrien Planté considère que, en ayant défendu la corrida, le maire de cette commune, Raphaël Milliès-Lacroix, avait défendu en réalité une partie de cet espace mythifié des libertés provinciales.
2. Corrida versus course landaise ?
Cependant, si des membres de l’Escòla Gaston Fèbus ont considéré que la corrida pouvait proposer aux Gascons cette notion de latinité et de communauté des peuples du Sud [41], d’autres ont refusé ce jeu taurin perçu comme trop violent et ressenti comme étranger, et lui ont opposé la tradition de la course landaise qui se pratique avec des vaches que l’on ne met pas à mort. La course landaise devient progressivement un marqueur identitaire gascon. Elle est porteuse du mythe solaire et fait apparaître les traits distinctifs qui mettent la « Race » (au sens : « racines ») en valeur (la légèreté et le courage des garçons, la beauté des filles, l’amour) : « Hèstes dou sou, hèstes de l’amou, hèstes de la luts, hèstes dou couradye, hèstes de l’aris franc, hèstes dou puble, dou brabe puble de Gascougne » [« Fêtes du soleil, fêtes de l’amour, fêtes de la lumière, fêtes du courage, fêtes du rire franc, fêtes du peuple, du brave peuple de Gascogne »] [42]. Mais, à leur grand désespoir, les Félibres de l’Escòla Gaston Fèbus, plus particulièrement ceux des Landes, découvrent que la course landaise intéresse de moins en moins le public. Parce que porteuse de cette identité qui est si précieuse aux Félibres, la course landaise doit donc être défendue. Pour une fois, le danger ne vient pas du Nord mais du Sud : l’héritage du passé risque d’être dénaturé par un jeu taurin concurrent, sanguinaire et même parodique, dans tous les cas différent de l’expression du « pays ». C’est pourquoi les Félibres défenseurs de la course landaise se proposent de revivifier cette pratique culturelle locale en la rendant systématique après chaque banquet qu’organise l’Escòla Gaston Fèbus.
Bien que perçue comme un élément de la « pure » tradition locale face à la corrida importée, la course landaise s’est néanmoins transformée tout au long du XIXe siècle sous l’influence espagnole [43]. Non seulement les écarteurs landais favorisent la venue d’un bétail ibérique plus spectaculaire, mais ils s’approprient aussi de nombreuses composantes du spectacle espagnol : les arènes landaises se dotent de mobilier équipant traditionnellement les plazas espagnoles (i.e. les refuges) [44], ils ornent leur béret et leur veste de velours de broderies et de paillettes pour imiter les costumes chamarrés des toreros et adoptent le défilé de ces derniers (le célèbre paseo). En outre, les chroniqueurs de la presse locale font passer progressivement dans le langage de la course landaise tout un vocabulaire tauromachique espagnol : la temporada, le toril, le callejon, la cuadrilla, la ganaderia. Quant aux amateurs de sensations fortes, ils peuvent trouver dans le jeu landais leur compte de contacts rudes entre la vache coursière, les écarteurs et autres sauteurs, et de sang abondamment versé sur le sable des arènes. Si une course landaise ne se termine pas par la mort de l’animal, elle n’en reste pas moins périlleuse pour les pratiquants [45]. La frontière entre les cultures landaise et espagnole n’est donc pas étanche, et l’opposition entre les deux cultures peut être instrumentalisée.
C. L’occitan-gascon évacué
1. L’hispanisation pour combler le vide et la folklorisation de l’occitan-gascon ?
Les influences extérieures détruisent-elles les cultures locales ou favorisent-elles leur renouvellement ? La situation est certainement plus complexe et moins manichéenne du fait que la culture landaise est marquée par les mobilités géographiques. Mais il est une réalité : la langue occitane est exclue et même évacuée pendant les ferias. Pour Marie Pendanx, ce problème n’en est pas un, car, selon elle, une hybridation constante entre les deux cultures (espagnole et gasconne) est en réalité à l’œuvre [46]. Dès lors, la multiplication des emprunts – confirmant l’idée que les identités sont le produit d’interactions [47] –, n’exclut pas une volonté de représentation identitaire : les corridas, en réinvestissant les arènes, font vivre un élément culturel du patrimoine architectural landais. Mais est-ce un exemple suffisant pour attester de l’hybridation ?
Les militants de la langue et/ou les acteurs de terrain que nous avons interrogés [48] déplorent, eux, le fait que le département des Landes se vide de sa culture gasconne pour la remplacer par une culture artificielle, de surcroît faussement espagnole. Faussement espagnole, puisque la fête devenue le modèle-type est celle de Pampelune – c’est-à-dire une fête de tradition basque. Lucides sur la réalité et loin de vivre dans la nostalgie, ils dénoncent surtout le mécanisme faisant de l’occitan un élément de folklore dont l’arrière-plan est une instrumentalisation touristique. Les expressions en occitan les plus usitées sont généralement assez basiques (adiù, adishatz, hestaire, a vista de nas…) quand d’autres appartiennent le plus souvent au registre familier (comme hilh de p…, macarel, etc.). Le président des fêtes de Saint-Sever, expliquant en 2012 le nouveau programme des fêtes communales de la Saint-Jean, a beau préciser sur le site Internet de son association [49] « qu’il faut montrer plus encore notre esprit gascon […]. Pour que notre identité de festayre gascon soit visible, un foulard noir, brodé de l’écusson de la ville avec “Hesta de la Sent Yan” sera en vente avant les fêtes. Sur un T-shirt blanc ou chemise blanche, nous arborerons nos couleurs locales, le noir et le blanc », il verse davantage dans le folklore que dans la reconquête linguistique. Si des bandas ont choisi un nom à consonance espagnole, d’autres ont toutefois tenu à avoir un nom occitan : « Lous Pegaillouns » à Parentis-en-Born, « Lous Chaouche-Padere » à Ondres, « Lous Mayouns » à Lit et Mixe, « Lous Tiarrots »à Castets, « Lous Hestayres » à Saint-Geours-de-Maremne, « Lous Berretes » à Aureilhan ou encore « Lous Faïences » à Samadet. Certains noms font référence à la région (les mouettes du littoral atlantique, les traditions locales avec les fêtes et l’artisanat local), mais d’autres cantonnent la langue gasconne au registre humoristique.
2. L’hispanisation, signe de la méconnaissance de soi
Le fait de dire quelques mots en occitan pendant les ferias sert assurément à montrer que l’on fait partie de la Gascogne, mais réduire la langue à un seul type de vocabulaire participe en réalité à sa destruction : l’occitan est seulement mis en scène pour un public qui ne le connaît pas. Aucune politique linguistique et/ou culturelle n’est à l’œuvre. À preuve, les dépliants des programmes des fêtes de Dax ou de Mont-de-Marsan non seulement ne sont pas bilingues mais ne proposent même pas une ligne écrite en occitan. Pendant quelques années, une bodega occitanophone a été présente pendant les fêtes de Dax.
Cependant, le simple fait d’avoir dû la créer montre que le reste de fêtes n’est plus gascon. La langue a été évacuée d’une manifestation traditionnelle locale. Désormais, ce sont les pratiques hispanisantes qui sont perçues comme la tradition : une nouvelle tradition vit, à l’inverse de l’occitan-gascon devenu objet de folklore et réduit à cet état. Il ne s’agit donc pas d’hybridation mais bien de substitution.
III. Reconstruction d’une identité territoriale pour lutter contre la crise identitaire
Un territoire se développe, se transforme grâce aux acteurs locaux [50]. Quelles stratégies et dispositifs les acteurs politiques, économiques et culturels landais choisissent-ils afin de mieux affirmer une identité territoriale ? Quels leviers sont utilisés et dans quels jeux d’échelle s’inscrit-elle ?
A. Quand la tradition devient modernité
1. La culture locale revisitée
En montrant une route filant entre deux échasses, la couverture du livre La Côte d’Argent de Maurice Martin publié à l’automne 1906 – ouvrage qui décrit en termes lyriques la beauté des paysages landais et le charme du littoral – cherche à mêler modernité et représentation typique des Landes. C’est ainsi que procèdent actuellement certaines collectivités territoriales, en particulier la Communauté des Communes Maremne-Adour-Côte-Sud (MACS) avec le visuel créé il y a une quinzaine d’années et présentant un surfeur juché sur des échasses, et des agences publicitaires qui reprennent cette même figure du surfeur sur échasses ou mettent en avant un écarteur de course landaise pratiquant son activité dans l’Atlantique, la vague ayant remplacé la vache. La culture locale est ainsi revisitée. L’objectif de l’affiche de la MACS était de trouver des éléments pouvant correspondre à la fois aux communes littorales et à celles de l’intérieur des terres.
2. Une stratégie de communication
Cette alliance entre modernité et tradition ou cette actualisation de la tradition doit être interrogée. S’agit-il de mettre en valeur ce qui est considéré comme l’essence du territoire pouvant lui conférer une identité « authentique » (les échasses, le béret, la course landaise), ou de vouloir refléter dans le cadre d’un lancement d’une marque (la Côte d’Argent) ou de la promotion d’un territoire à découvrir, voire à préserver (le littoral) les valeurs et normes (le charme d’un espace naturel, la protection de la nature, le soleil, le sport…) auxquelles aspire le marché-cible (les touristes).Dès lors, la culture locale, en se recomposant et en se réinterprétant, devient une dynamique entre culture traditionnelle et culture moderne. Les retours qu’obtient la MACS sur son affiche sont très positifs [51].
S’il semble logique de penser que ce processus d’acculturation est relié à une stratégie de communication jouant sur la modernisation des clichés (la planche de surf remplace la baguette de pain), il ne faut pas négliger le contexte de la mondialisation qui, loin d’effacer l’échelle locale, participe au regain d’intérêt des individus pour leur territoire du quotidien, ces derniers se rattachant à leurs racines.
B. L’invention de valeurs territoriales pour lutter contre la crise
1. Promouvoir le territoire
En 2018, le président du Conseil départemental des Landes et le président de l’association des maires landais ont décidé de créer la marque territoriale « Landes – Terre des possibles » pour développer l’attractivité et l’identité du département. Elle n’est pas une marque commerciale mais un outil de communication qui a pour ambition de conforter l’image et la notoriété des grandes filières landaises, dans les secteurs agricole, industriel, touristique et culturel, en présentant l’excellence du territoire. Dans un environnement de plus en plus concurrentiel, il s’agit de valoriser un art de vivre« à la landaise », d’attirer de nouveaux talents et de nouvelles ressources tout en renforçant la fierté de ceux qui y habitent [52].
Si la marque « Landes » se veut propulsive, la déclinaison landaise de l’association Esprit du Sud, déclarée en préfecture en janvier 2019 (consécutive à la création de celle du Gers, de l’Hérault et des Bouches-du-Rhône) et regroupant différents acteurs territoriaux [53], est davantage sur la défensive. Ses deux objectifs principaux sont, d’une part, d’appliquer la Charte des libertés et de la diversité culturelle signée en octobre 2016 par les maires des sept principales villes taurines de France, d’autre part, de protéger et promouvoir le patrimoine culturel immatériel landais (les différentes formes de chasse, de pêche et de tauromachie, les arts et pratiques de l’agriculture, de l’élevage et de la gastronomie, les manifestations folkloriques et sportives ainsi que la valorisation et la transmission des langues régionales). Au cours d’un entretien mené avec lui, le président de l’association [54], Dominique Graciet, également président de la Chambre d’agriculture, considère que les traditions (la chasse, la corrida espagnole, la course landaise, le rugby et le foie gras) « permettent de valoriser le territoire landais ».
2. Associer le territoire à des valeurs
Les deux entités avancent chacune l’idée qu’un territoire possède des valeurs. Ces dernières ne sont du reste pas forcément les mêmes. La marque « Landes » met en avant la solidarité (sens et goût du collectif, qualité d’accueil), le courage (savoir créer une dynamique et relever des défis), le partage (savoir-faire et bien-vivre qui se transmettent aux générations futures), simplicité (style de vie, gastronomie, nature). Esprit du Sud associe au territoire landais l’authenticité, la convivialité, la tolérance et la solidarité. Ces valeurs appellent deux commentaires. D’une part, cette association s’en tient à ce qu’elle croit être la tradition. Or, si la tradition n’est pas réinventée, si elle n’épouse pas le changement, elle se fige dans le folklore. D’autre part, le fait qu’un territoire possède des valeurs pose question. Et les « valeurs territoriales » citées doivent du reste être interrogées. Dans un premier temps, celles listées nous paraissent d’une banalité absolue. Quel territoire ne se dit pas, ne se prétend pas « authentique » ou n’affichant pas le « partage » ? Avons-nous déjà vu un dépliant touristique qui vanterait un territoire « non authentique » et « replié sur lui-même » ? De plus, en quoi le département des Landes serait-il plus « authentique » qu’un autre ? L’authentique, n’est-ce pas finalement « ce que je suis » ? En sciences sociales, l’authenticité représente « la valorisation du passé positif » [55]. Quant à la convivialité, c’est ici le fait d’aimer se recevoir entre amis, d’aimer faire la fête. De nouveau, la fête (en l’occurrence la feria) se retrouve mise en avant. Dans un deuxième temps, les « valeurs » du territoire nous semblent instrumentalisées. En effet, pour Esprit du Sud 40, la solidarité, c’est celle qui se noue au sein de la ruralité, le premier relais étant le voisin. Autrement dit, il n’existerait pas de solidarité en ville. La ruralité est ici une et parée de toutes les qualités, au rebours des études actuelles sur les espaces ruraux qui s’attachent à montrer la diversité de la ruralité [56]. Quant à la tolérance, elle correspond uniquement à la prise en compte de toutes les formes…de chasse et de tauromachie. Quoi qu’il soit, aucune de ces « valeurs » n’est originale, la communication territoriale ayant toujours cherché à vanter « l’excellence, la centralité géographique, l’intelligence, l’esprit d’entreprise, la tradition et la convivialité » [57].
La présence sur le territoire de ces associations militant en faveur des traditions est aussi la conséquence de la compétition s’exerçant entre territoires en raison de la métropolisation et de la création des grandes régions qui (dé)laissent les périphéries où pourtant la création existe. Esprit du Sud est surtout une réaction aux nouvelles formes de militantisme, en l’occurrence le mouvement antispéciste – qui considère que les animaux ont les mêmes droits que les hommes – affectant les défenseurs des traditions locales, en premier chef les amateurs de chasse et de tauromachie. La volonté d’uniformisation de la ruralité permet sans doute de masquer les crispations croissantes autour des enjeux d’emprise territoriale entre agriculteurs, résidents et usagers de la « nature » [58]. La revendication de la protection du patrimoine culturel est donc ici sur la défensive et ne concerne qu’une partie de ce patrimoine. L’occitan-gascon, jamais cité par le président de l’association, est donc très loin des préoccupations puisqu’il n’est pas visé par les animalistes. De même, les promoteurs de la marque « Landes » reconnaissent qu’ils ne sont pas animés par la question linguistique, d’autant qu’aucune des réponses à l’enquête de 2018 n’associé l’identité à la langue.
C. La place de l’occitan-gascon dans la reconstruction territoriale
1. L’attachement des Landais à l’occitan-gascon
Nonobstant, pour certains acteurs culturels, politiques et économiques, l’occitan-gascon peut aider à la promotion d’un territoire, notamment, comme l’écrit le géographe Jean-Jacques Fenié, « dans un monde qui change vite et bouscule les repères, [où] chacun a besoin de savoir d’où il vient et où il s’ancre. » [59]. Les enquêtes de sociolinguistique précédemment citées montrent l’attachement des Landais au gascon. Avec 31% de gens déclarant être « tout à fait attachés à la langue », celle de 2008 place en tête le département des Landes en ce qui concerne l’attachement à l’occitan-gascon. Ce taux de citation est quasiment le double de celui de l’ensemble de l’Aquitaine. En 2020, alors que le nombre de locuteurs est en baisse dans toute la région (seulement 7%, contre 10% en 2008), les personnes interrogées considèrent à 85% que l’occitan permet aux gens de s’attacher à leur territoire et à 65% que la langue doit s’ouvrir à l’espace public. Cette fois-ci, l’enquête ne donne pas les résultats détaillés par département, ce qui ne nous permet pas de savoir si les Landais sont nombreux à vouloir une plus grande présence publique, mais on peut l’envisager. Paradoxe qui révèle une fois encore que « moins on parle la langue, plus on l’aime et plus on déclare regretter qu’elle disparaisse. » [60]. Quoi qu’il en soit, l’adhésion sociale vis-à-vis de la langue dans les Landes est encore très en retrait par rapport à d’autres secteurs de l’espace occitan. Pourquoi cette contradiction entre, d’un côté, la manifestation d’un fort attachement à la langue d’oc et un taux de pratique supérieur à la moyenne régionale (il est compris entre 11 et 13%) et, de l’autre, la faiblesse de la socialisation de l’occitan ? Cet échec collectif concernant la visibilité de la langue dans le département des Landes est le résultat complexe de nombreux facteurs, à la fois politiques, sociaux et psychologiques – la mécanique du monolinguisme, à l’œuvre depuis près de deux siècles, ayant provoqué entre autres le refoulement, le phénomène de haine de soi et la perte progressive de la culture occitane. L’attrait pour la culture locale ne s’accompagne pas nécessairement d’un intérêt pour la langue.
Bien sûr, des acteurs, des lieux et des dispositifs culturels essaient de ne pas oublier l’aspect linguistique, mais ils sont rares. Citons en particulier le « projet gascon/course landaise » proposé depuis 2008 par le Département, les services départementaux de l’Éducation nationale et la Fédération française de la course landaise, visant à sensibiliser les élèves du primaire à la diversité des cultures gasconnes. Chaque année, ce projet se déploie auprès des écoles volontaires à travers un programme d’ateliers de pratique de la course landaise, des ateliers de formation des enseignants et un volet d’actions culturelles telles la création d’un conte en gascon et des représentations dans les classes ainsi que la découverte et la pratique du jeu de quilles de six. Certaines activités du musée de la Chalosse à Montfort-en-Chalosse, permettant de découvrir ce territoire, ses paysages, son histoire et les modes de viedes hommes et des femmes qui l’ont occupé au XIXe et XXe siècles, mettent en avant la langue : des contes en gascon sont proposés par l’association des Amis du Musée de la Chalosse et, dans les ressources pédagogiques mises à disposition, des mots gascons ont été intégrés – en particulier dans le petit lexique du vigneron chalossais. La série photographique sur celles et ceux qui tentent de faire perdurer les savoir-faire et les coutumes s’intitule « Lous Darrèrs Chalossés » [« Les Derniers Chalossais »]. Ce musée participe également au« projet gascon/course landaise ». Néanmoins, l’effort, réel, qui est réalisé afin que le gascon soit visible n’est pas encore institutionnalisé dans le projet scientifique et culturel du musée. De son côté, l’écomusée de Marquèze du Parc naturel des Landes de Gascogne (Sabres) a organisé en 2017 une exposition sur Félix Arnaudin (1844-1921) – photographe des habitants de la lande, collecteur de contes, récits, proverbes et chansons en langue gasconne, auteur des prémices d’un dictionnaire gascon –, et a co-édité deux ouvrages portant sur ce folkloriste natif de Labouheyre [61]. Mais les visites racontant la vie des Landais d’il y a cent cinquante ans se sont longtemps faites sans parler de leur langue. Si la situation a toutefois évolué depuis quelques années, puisqu’un guide occitanophone a été embauché pour animer les visites en gascon, celles-ci ne sont toutefois pas systématiques : elles ne se pratiquent qu’à la demande, ce qui présuppose nécessairement un intérêt du visiteur. Dans le même ordre d’idées, l’exposition temporaire des Archives départementales des Landes « Maisons landaises » (courant sur l’année scolaire 2018-2019) a présenté tous les types d’habitat, les divers matériaux utilisés, les différentes architectures, l’organisation des pièces dans les maisons, mais pas les gens qui y vivaient et encore moins la langue qu’ils utilisaient au sein de leur foyer. Ce qui est évident dans le département des Pyrénées-Atlantiques, c’est-à-dire ne pas négliger la langue mais aussi la faire vivre, ne l’est donc pas, ou l’est rarement, dans celui des Landes où l’intérêt envers le gascon dépend le plus souvent du parcours personnel des acteurs culturels.
2. Un nouveau paysage linguistique grâce à l’action glottopolitique « de par en bas »
L’action glottopolitique [62] existe à deux niveaux : celle qui agit « de par en haut » et celle qui se mobilise « de par en bas ». La première est pour l’instant peu efficace et a bien du mal à pallier la perte du fonctionnement de l’occitan comme langue de plein exercice sociétal. La langue est reléguée à un élément du patrimoine. La seconde, quoiqu’inégalement active, semble plus opérante. Elle se déploie de différentes façons et aboutit à une plus grande visibilité de la langue. Bien qu’encore très marginal, un paysage linguistique commence à se dessiner dans les Landes, grâce à plusieurs moyens.
Le premier d’entre eux est la signalétique urbaine bilingue (panneaux d’entrée de communes, noms des rues et des bâtiments publics, voire parfois des établissements commerciaux). Ainsi, avec la sociolinguistique urbaine, la ville peut devenir une « matrice discursive » [63]. La signification à donner à la signalétique urbaine bilingue n’est pas toujours aisée à déterminer. Est-elle un gadget touristique, le signe de la nostalgie d’un passé révolu que l’on cherche à rappeler, la marque d’une réappropriation politique du territoire ou l’annonce d’une langue qui vit ? Généralement, trois ressorts animent les élus d’une commune qui possède ou souhaite actuellement avoir des panneaux signalétiques bilingues : afficher une identité culturelle (lien avec la course landaise, lutte contre la concurrence du basque pour les communes proches des Pyrénées-Atlantiques), créer un environnement linguistique aux néo-locuteurs (en général pour les communes dont l’école possède une classe en gascon), être un attrait touristique (notamment pour les villes littorales). Néanmoins, malgré la première action publique menée par la fédération d’associations GASCON Lanas au début des années 2000, peu de communes landaises ont fait ce choix (8 sur 327, soit 2,4%) : Biscarrosse, Saint-Vincent-de-Tyrosse, Saint-Geours-de-Maremne, Soustons, Messanges [64], Azur, Montfort-en-Chalosse et Bascons. La signalétique bilingue reste donc à développer. Mais, grâce à notre enquête les ayant sensibilisés, plusieurs élus nous ont dit être favorables à cette valorisation de la langue, voire prêts à mettre des panneaux. Encore faut-il dans certains cas arriver à convaincre les conseillers municipaux et posséder le budget suffisant. D’autres acteurs interviennent pour faire évoluer le paysage linguistique. Depuis la rénovation en 2018 de la façade extérieure de ses bâtiments situés à Mont-de-Marsan, la station de radio France Bleu Gascogne y a apposé un panneau sur lequel est noté en occitan : « Escotatz qu’èm plan amassa » [« Écoutez, on est bien ensemble »], ce qui offre une exposition à la langue dans le paysage urbain montois puisque le panneau est relativement grand et la station située en plein cœur de ville, sur la place Jean-Jaurès qui constitue un des principaux et plus importants rond-point de la commune. Néanmoins, la programmation actuelle de la radio, qui laisse très peu de place à la langue occitane, entre en contradiction avec l’inscription. L’effort est à saluer car, avec ce panneau, une phrase en occitan peut s’afficher en plein centre-ville, mais traduit la permanence d’une situation de conflit diglossique.
L’ancrage dans le territoire gascon et/ou la visibilité de la langue occitane se repèrent également avec le choix des noms de certaines entreprises ou de structures associatives.
Présence de la référence à l’espace occitan ou à la Gascogne dans le nom (en 2020) | Entreprises et structures associatives ayant un nom occitan-gascon(en 2020) |
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radio France Bleu Gascogne (Mont-de-Marsan) | |
théâtre « Théâtre de Gascogne » (Saint-Pierre-du-Mont) | |
association « Trobadoor » (Mont-de-Marsan) | |
écurie « Cadets de Gascogne » (Montgaillard) | |
hôtel-restaurant « Paris Gascogne » (Labatut) | hôtel-restaurant « A nouste »(Cagnotte) |
hôtel-restaurant « Le Cadet de Gascogne » (Saint-Justin) | hôtel-restaurant « Lou Caçairot » (Dax) |
restaurant « L’Encatadax » (Dax) | |
restaurant « A Voste » (Amou ») | |
restaurant « Lous Pignats » (Linxe) | |
restaurant « Lou Pioc Rostit » (Messanges) | |
restaurant « Lou Casaou de le Ma » (Hossegor) | |
restaurant « Lou Cabana » (Hossegor) | |
restaurant « Loustaou » (Seignosse) | |
restaurant « L’Agreou » (Seignosse) | |
restaurant « Lou Pescayre » (Cap de L’Homy) | |
restaurant « Lou Pescaïre » (Léon) | |
restaurant « Lou Calhoc » (Mimizan) | |
restaurant « Lou Castagne » (Cachen) | |
restaurant « L’Estanquet deu guit » (Brassempouy) | |
restaurant-bar-épicerie « L’Oustaou » (Geloux) | |
boulangerie-pâtisserie « Le Pâtissier gascon » (Aire-sur-l’Adour) | boulangerie-pâtisserie « Panaqui » (Tarnos) |
boulangerie-pâtisserie « Lou Pan Perdut » (Tarnos) | |
épicerie « Le Privilège gascon » (Dax) | boulangerie-pâtisserie « Lou Pan d’Aqui » (Biscarrosse) |
épicerie « Cocagne » (Mont-de-Marsan) | boulangerie-pâtisserie « Lou Pastis landes » (Castets) |
épicerie « Les Petits gascons » (Aire-sur-l’Adour) | boulangerie-pâtisserie « Pane Hestia » (Ondres) |
supérette « Le Relais des Mousquetaires » (Herm) | boulangerie-pâtisserie « Lous Companhs d’Aqui » (Saint-Vincent-de-Tyrosse) |
ferme « Lou Pontic » (Caupenne) | |
entreprise de préparation industrielle de produits à base de viande « Délices des Landes de Gascogne » (Pouillon) | transformation et conservation de pommes de terre « Les Tchanqués » (Solférino) |
société productrice d’alcools « Les Armagnacs des Cadets de Gascogne » (Labastide-d’Armagnac) | débit de boissons « Le cercle Lou Carriou » (Lesgor) |
débit de boissons « Les Mousquetaires » (Mimizan) | débit de boissons « Lou Rinie » (Soorts-Hossegor) |
débit de boissons « OC2B » (Tarnos) | cave « Lou Barricot » (Aire-sur-l’Adour) |
camping « Gascon Le Luy » « Seyresse) | hébergement « Lou Astiaou » (Linxe) |
gîte « Lou Pitchou » (Grenade-sur-l’Adour) | |
gîte « Cante Alaoude » (Linxe) | |
camping « Lou Pignada » (Ondres) | |
camping « Lou Pignada » (Messanges) | |
camping « Lous Seurrots » (Contis) | |
camping « Lou Puntaou » (Léon) | |
camping « Lou Galip » (Biscarrosse) | |
camping « Lou Payou » (Lesperon) | |
camping « Las Chancas » (Sainte-Eulalie-en-Born) | |
camping « Lou P’tit Poun » (Saint-Martin-de-Seignanx) | |
camping « La Jaougotte » (Vielle-Saint-Girons) | |
camping « Houn de l’or » (Angresse) | |
camping « LouBascou » (Rivière-Saas-et-Gourby) | |
aire naturelle « La Teouleyre » (Saint-Julien-en-Born » | |
« Tchanques Chalosse » (Laurède) | |
« Lous Petits Ebberits » (Villeneuve-de-Marsan) | |
« Lous Esbagats » (Pécorade) | |
« Lous Pitchouns du Moun » (Mont-de-Marsan) | |
« Lous Pitchouns Dabor » (Mont-de-Marsan) | |
Résidence « Domitys Les sources de Gascogne » (Dax) | EHPAD « L’Alaoude » (Seignosse) |
EHPAD « Cap de Gascogne » (Saint-Sever) | EHPAD « A Noste » (Onesse-et-Laharie) |
EHPAD « Lou Camin » (Parentis-en-Born) | |
EHPAD « Cante Cigale » (Vielle-Saint-Girons) | |
EHPAD « L’Oustaou » (Saint-Paul-lès-Dax) | |
EHPAD « Lou Coq Hardit » (Saint-Martin-de-Seignanx) | |
« Papeteries de Gascogne » (Mimizan) | marque de vêtements Adishatz(Capbreton) |
entreprise d’ingénierie « Gascogne coordination » (Mont-de-Marsan) | entreprise d’ingénierie « Lou Esquirou » (Mimizan) |
« Gascogne architecture » (Mont-de-Marsan) | |
construction d’ouvrages de génie civil « La Chênaie du Cap de Gascogne » (Geaune) | |
entreprise d’essais et inspections techniques « Les Diagnostiqueurs gascons » (Biscarrosse) | |
entreprise d’aménagement paysager « Gascogne Jardins » (Roquefort) | |
transports « Perrenot Gascogne » (Benesse-Maremne) | |
« Transports des Landes de Gascogne » (Saint-Sever) | |
agence immobilière « Foncia Pyrénées-Gascogne » (Mont-de-Marsan) | |
horlogerie-bijouterie « Occitane de métaux précieux » (Mont-de-Marsan) | |
association environnementale « Le Liège gascon » (Soustons) |
Notre recherche révèle plusieurs éléments. Si aujourd’hui, dans le sud de France, les occurrences « oc » et « occitan.e » y sont relativement bien popularisées [65], elles sont rarissimes dans les Landes oùl’on ne peut guère citer que deux établissements. De surcroît, le débit de boissons « OC2B » à Tarnos, signifiant « O’Carré de bières », joue tout autant sur le « òc » occitan que le « o’ »irlandais. L’appellatif « occitan.e » et ses dérivés sont considérés par les Landais comme trop lointains ou trop englobants, voire artificiels et relevant d’une démarche davantage intellectualisée, alors qu’ils portent une image plus moderne, plus positive et peut-être plus performative dans d’autres secteurs de l’espace méridional. Les Landais préfèrent afficher leur inscription en Gascogne, sans faire de référence à l’appartenance plus vaste à l’espace occitan. Les dénominations « Gascogne » et « gascon.ne » sont donc beaucoup plus utilisées, ce qui facilite leur socialisation dans les Landes – même si la réponse à l’enquête initiée par le Conseil départemental évoquée plus haut montre que les Landais ne font pas tous le lien entre Landes et Gascogne.
Parallèlement à cette volonté d’associer le nom d’une entreprise ou d’une structure associative à sa localisation géographique, en usant parfois de références historiques et/ou culturelles (mousquetaires, cadets de Gascogne, troubadours [66], pays de Cocagne), une nouvelle modalité de production d’identité se développe : celle de l’utilisation de l’occitan. Cette patrimonialisation discursive donne ainsi à la langue minorisée une fonctionnalité et une visibilité inédites [67]. La marque de vêtements Adishatz est l’initiative la plus emblématique de ce processus. Installée à Capbreton en 2002, elle cherche à véhiculer un regard teinté d’humour et à traiter différentes thématiques concernant la vie quotidienne (la gastronomie, le sport…) et des moments plus particuliers (les fêtes…). Elle mobilise tradition, en particulier les pratiques culturelles (rugby, béret, espadrilles, chasse, pêche…), et modernité (création, emplois, développement durable…) [68]. Une de ses collections s’appelle Gasconha.
Cependant, bien que ce phénomène connaisse une montée en puissance depuis les années 2000, force est de constater d’une part que, dans la liste des entreprises landaises [69], la proportion de celles qui n’hésitent pas à afficher leur identité gasconne avec un désignant occitan par rapport à la totalité des entreprises reste très faible (0,15%) – mais ce résultat est à relativiser, puisqu’il peut parfois n’être guère plus élevé ailleurs [70] –, tout comme la proportion au sein du même secteur d’activités. Ainsi par exemple, il n’y a que 6 boulangeries-pâtisseries à avoir un nom en occitan sur 264 (soit 2,27%), 16 restaurants sur 639 (2,5%), 12 campings sur 129 (9,3%). D’autre part, ces structures concernent essentiellement les domaines de l’hébergement, des loisirs, de l’alimentaire et de la restauration. Aucune société relevant d’autres secteurs n’a fait le choix de prendre un nom en occitan, certainement parce que, dans l’inconscient collectif, cela ne fait pas assez sérieux. La liste montre également que les mots choisis pour désigner les entreprises nous renvoient à une identité fortement simplifiée. En dehors de rares cas (comme L’Encatadax, jeu de mots entre encatada, « enchanteresse » [71] et le nom de la ville de Dax), le corpus des mots illustre une relative pauvreté du lexique utilisé. De plus, la langue choisie est l’occitan phonétique, et non l’occitan normalisé : nouste à la place de nóste, lou ou lous (morphème le plus utilisé) au lieu de ló ou lós. Ce qui vient confirmer l’idée que, dans les Landes, l’occitan est davantage perçu comme une langue orale et non comme une langue pouvant être écrite, qui n’a donc pas besoin de normes. Par conséquent, il est encore difficile de parler de reconquête sociolinguistique.
Toutefois, avec ces noms d’établissements, un nouveau paysage linguistique se dessine, marquant ainsi un ancrage territorial et signifiant une forme de résilience ethnosociolinguistique puisque l’utilisation de l’occitan dans la sphère économique peut relever tout autant du plaisir que de la fierté. Le cas de l’entreprise de primeurs « Fruitiers de Chalosse », installée à Habas, est typique de cette volonté de sortir du conflit diglossique. Depuis trois ans, elle arbore sur ses camions le blason de la Gascogne, précise qu’elle existe dempuch mil nau cent trenta quate [« depuis 1934 »] et signale sur les portes-arrière, décorées d’une scène de course landaise, qu’elle fait l’espòrt de Gasconha. [« l’export de Gascogne »]. Comme la société. Adishatz, elle tient à revendiquer son identité gasconne en mettant en avant un élément qu’elle juge représentatif des pratiques culturelles. Ce choix correspond de la part du gérant Dominique Hillotte [72] d’abord à une affirmation identitaire : regrettant le fait de ne pas avoir appris le gascon à l’École, il souhaite dépasser ce qu’il vit personnellement comme un traumatisme en montrant de façon apaisée mais ostentatoire qu’il est un Gascon. Il est également animé par la volonté de faire vivre la langue.
Malgré l’utilisation de l’occitan dans le nom de quelques entreprises landaises, peu de produits en revanche ont un désignant occitan, à la différence de la situation actuelle en Région Occitanie [73]. Le premier produit à porter un nom occitan est l’eau de source Soria, lancée dans le Sud-ouest en avril 2002 par la « Société des eaux des Landes ». Ce nom s’inspire de riu (« petit ruisseau » en gascon) et fait référence à la commune d’origine de la source, Sore, située dans le parc naturel régional des Landes. L’emballage de Soria a été particulièrement étudié : la bouteille comporte des nervures en relief qui évoquent la nature et les forêts landaises. Quant aux visuels promotionnels pendant la campagne de lancement, ils ont montré des paysages gascons, signés « La Gascogne de source sûre ». Depuis, il existe Lou Pontic, gamme de produits issus du raisin (confitures, jus et pétillants) d’un producteur de Caupenne, les confitures artisanales Terra Dora d’une productrice à Cauneille et les chips Tchanqué. La chips d’Aqui produites par l’entreprise « Les Tchanqués » domiciliée à Solférino.
Par ces micro-actes glottopolitiques, la patrimonialisation devient dynamique : l’attachement au territoire ne signifie pas l’immobilisme ou le repli sur soi, car la langue est intégrée à une identité d’entreprise moderne. Les usages économiques de l’occitan ne renvoient ni à une survivance du passé ni à la patrimonialisation utilitariste d’une langue minorisée. Au contraire, celle-ci révèle sa capacité à faire évoluer les pratiques économiques et le modèle de développement territorial.
Conclusion
Le territoire se définit tel un espace construit par les actions et les discours des sociétés. L’identification du département des Landes à un territoire semble compliquée : ce dernier correspond-il à une entité administrative ou politique aux frontières bien délimitées, à des espaces naturels aux contours flous ou encore à des découpages anciens dont la réalité historique s’efface parfois au profit de mythes ? La mobilité, l’accélération du temps, l’individualisation croissante viendraient mettre à mal le rapport entre identité individuelle et territoire qui avait pu se construire dans la France « traditionnelle » : ainsi, « à l’ancrage, se serait substituée une relation beaucoup plus détachée des lieux. » [74]]. Mais les territoires interrogent également « la possibilité d’un penser et d’un agir collectif. » [75]. Aussi, pour tenter d’enrayer la crise identitaire, accentuée par les craintes liées à la mondialisation susceptible d’entraîner une uniformisation culturelle, les territoires du local apparaissent-ils comme des espaces identitaires refuges, des repères dans une société en pleine mutation. Les acteurs culturels, politiques et économiques landais mettent en place différentes stratégies. Certaines relèvent de la communication, d’autres de la valorisation du passé, d’autres encore cherchent à mêler traditions et modernité. Finalement, mobiliser l’identité permet au politique de donner au territoire une dimension de collectif.