L’hétérogénéité avec laquelle les crises affectent le territoire français justifie la mise en œuvre de mesures adaptées aux spécificités des différentes collectivités territoriales qui le composent. Les contraintes qui pèsent sur les mécanismes d’adaptation normative dont disposent les collectivités territoriales conduisent à faire de l’État l’unique acteur de la différenciation territoriale dans le cadre de la gestion des crises. L’efficacité de son intervention dépend néanmoins de certaines conditions telles que l’existence d’une coordination avec les collectivités territoriales.
"[Comment la problématique de la différenciation territoriale] ne pourrait-elle pas préoccuper les esprits en période de crise sanitaire qui aura mis en pleine lumière […] l’absurdité des restrictions uniformes du gouvernement sur tout le territoire - à tout le moins lorsqu’au printemps dernier les ravages de l’épidémie le frappaient très inégalement ?" [1]
La France est, depuis le début des années 2000, confrontée à de nombreuses crises de natures diverses – économique, climatique, migratoire, sanitaire, etc. – et caractérisées par leur degré de permanence. Il ne s’agit pas de menaces passagères, mais de phénomènes amenés à durer dans le temps. La crise climatique est, à ce titre, considérée comme le principal défi du XXIe siècle [2]. Elle risque par ailleurs de renforcer la probabilité de survenance des autres crises. Son aggravation pourrait notamment avoir pour conséquence de déstabiliser l’économie, de contraindre les populations à une immigration de masse, ou encore de faciliter l’apparition de nouvelles maladies.
Néanmoins, quelle que soit leur nature, les crises ne frappent pas l’ensemble du territoire français de façon uniforme. La crise environnementale est particulièrement évocatrice à cet égard, dans la mesure où les conséquences du réchauffement climatique dépendent largement des spécificités de chaque région [3]. Les outre-mer et le littoral métropolitain sont, à titre d’exemple, spécifiquement confrontés au risque de submersion provoqué par la montée des eaux. Les espaces montagneux sont quant à eux soumis au risque de la fonte des glaces et aux conséquences dévastatrices qu’elle pourrait avoir sur l’activité économique qui repose, dans une large mesure, sur le tourisme lié aux sports d’hiver. Certaines régions telles que le sud de la France sont enfin confrontées à un accroissement de phénomènes tels que les incendies et les inondations.
L’ensemble des crises répond à cette même logique. La crise économique affecte davantage les régions industrielles que celles dont l’activité est tournée vers le secteur tertiaire [4]. Elle touche plus sensiblement les territoires déjà soumis à d’importantes difficultés économiques et au sein desquels le taux de chômage est élevé [5]. De la même façon, qu’elle soit liée à la crise environnementale ou qu’elle résulte de l’instabilité politique ou économique de certaines régions du monde, la crise migratoire pèse davantage sur les territoires transfrontaliers que sur les autres. La situation en Méditerranée et les difficultés auxquelles la ville de Calais est confrontée en témoignent. La crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 renforce encore ce constat. La circulation du virus sur le territoire n’étant pas uniforme, les différentes « vagues » épidémiques qui se sont succédées ont affecté les différentes régions de France avec plus ou moins d’ampleur et dans des temporalités différentes. Ainsi, les territoires les plus densément peuplés et les plus défavorisés ont, en règle générale, été parmi les premiers et les plus durement frappés par l’épidémie [6].
L’hétérogénéité de l’impact des crises sur le territoire conduit à faire peser des contraintes de natures diverses sur les différentes collectivités territoriales qui composent l’État [7]. Même lorsqu’elles appartiennent à une même catégorie, ces dernières ne sont pas toutes confrontées aux mêmes enjeux et, partant, n’ont pas les mêmes besoins. Dès lors, une approche différenciée de la gestion des crises par les pouvoirs publics semble nécessaire [8]. L’adaptation des politiques publiques aux spécificités des territoires apparaît comme le gage de l’efficacité des mesures prescrites dans le cadre de la lutte contre les crises [9].
Le principe d’égalité devant la loi, hérité de la tradition jacobine française et « solidement installé et protégé dans notre bloc de constitutionnalité » [10], a longtemps été regardé comme empêchant toute mise en œuvre de mesures différenciées sur certaines parties du territoire. Néanmoins, le Conseil constitutionnel est venu reconnaître la possibilité d’adapter les normes aux spécificités des territoires, en considérant que :
« le principe constitutionnel d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit. » [11].
Ainsi, le législateur a pu progressivement consacrer l’existence de divers mécanismes de différenciation territoriale dans la Constitution, les lois organiques et la législation ordinaire. L’adoption récente de la loi nº 2022-217 du 21 février 2022 [12] a d’ailleurs permis à la notion de différenciation territoriale de « faire son entrée dans le droit positif » [13] grâce à l’insertion, dans le code général des collectivités territoriales, d’un nouvel article L. 1111-3-1 qui dispose que :
« Dans le respect du principe d’égalité, les règles relatives à l’attribution et à l’exercice des compétences applicables à une catégorie de collectivités territoriales peuvent être différenciées pour tenir compte des différences objectives de situations dans lesquelles se trouvent les collectivités territoriales relevant de la même catégorie, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit proportionnée et en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit. »
La différenciation territoriale se définit comme « le décalage juridique d’une collectivité par rapport au droit commun de sa catégorie » [14]. Ce décalage peut concerner les compétences. Dans ce cas, la différenciation permet aux collectivités territoriales de bénéficier de compétences dont l’ensemble des collectivités relevant de leur catégorie ne dispose pas. Mais il peut également être normatif. La différenciation permet alors l’adaptation des lois et des règlements aux spécificités et aux contraintes qui pèsent sur certaines collectivités territoriales. La notion de différenciation normative, à laquelle le présent article s’intéresse, est elle-même polysémique [15] et renvoie à une pluralité de mécanismes. Elle peut tout d’abord être mise en œuvre directement par l’État. Dans le respect du principe d’égalité, la loi ou le règlement peuvent en effet prescrire des mesures adaptées aux spécificités des collectivités territoriales. Mais l’approfondissement de la décentralisation [16] a progressivement doté les collectivités territoriales de mécanismes leur permettant de procéder elles-mêmes à des adaptations normatives afin de tenir compte des contraintes particulières pesant sur leur territoire. En tant qu’autorité de police administrative, le maire dispose enfin d’un pouvoir de police générale [17] qui lui permet d’édicter des mesures selon les circonstances locales propres à sa commune. Bien qu’elle ne soit que rarement mentionnée dans les études relatives à la différenciation territoriale, la police administrative est « pionnière en la matière » [18].
Il convient, dès lors, de s’interroger sur la manière dont ces différents outils de différenciation normative sont susceptibles d’être mobilisés dans le cadre de la gestion des crises. Les mécanismes permettant aux collectivités territoriales et à leurs représentants de procéder à des adaptations normatives sont soumis à de telles contraintes que leur mise en œuvre est, dans le cadre de la gestion des crises, largement empêchée (I). L’État apparaît ainsi comme le seul acteur susceptible d’adapter les mesures de gestion des crises aux spécificités des territoires. L’efficacité de son intervention dépend néanmoins de certaines conditions telles que l’existence d’une coordination entre l’État et les collectivités territoriales (II).
I. Les limites de la différenciation normative mise en œuvre par les collectivités territoriales dans le cadre de la gestion des crises
Les mécanismes de différenciation normative consacrés par la Constitution (A) et les pouvoirs de police du maire (B) sont soumis à d’importantes contraintes qui viennent limiter la capacité des collectivités territoriales à adapter les normes prescrites dans le cadre de la gestion des crises aux circonstances locales.
A. Les contraintes pesant sur les mécanismes constitutionnels de différenciation normative en période de crise
La Constitution consacre des mécanismes de différenciation normative dont la mise en œuvre dépend de la catégorie à laquelle se rattachent les collectivités territoriales. Cette faculté a d’abord été largement reconnue aux outre-mer [19] par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 [20]. Pour tenir compte de leurs « caractéristiques et contraintes particulières » [21], les départements et régions d’outre-mer peuvent procéder à des adaptations normatives « dans les matières où s’exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées selon le cas, par la loi ou par le règlement » [22]. Sous certaines conditions, ces collectivités territoriales peuvent, en outre, être habilitées « à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement » [23].
La capacité des collectivités territoriales de droit commun à recourir à la différenciation normative est, en revanche, longtemps demeurée limitée. Les communes, départements et régions ne bénéficiant pas d’un statut particulier ne peuvent déroger qu’« à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences » [24]. Or, jusqu’à une réforme récente, la pérennisation des mesures prises à titre expérimental à l’issue de la procédure était conditionnée par leur généralisation à l’ensemble des collectivités [25]. Le mécanisme de l’expérimentation ne leur permettait donc que de procéder à des adaptations normatives temporaires [26]. Sous l’influence de nombreuses revendications en faveur du renforcement de la différenciation normative [27], le législateur organique est intervenu en 2021 [28] afin de simplifier le mécanisme de l’expérimentation prévu au quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution. La loi organique reconnaît depuis la possibilité pour le législateur de déterminer « le maintien des mesures prises à titre expérimental dans les collectivités territoriales ayant participé à l’expérimentation, ou dans certaines d’entre elles, et leur extension à d’autres collectivités territoriales, dans le respect du principe d’égalité » [29]. Cette réforme fait ainsi de l’expérimentation « un véritable instrument de différenciation normative » [30].
Toutes les catégories de collectivités territoriales disposent désormais d’outils d’adaptation normative. Néanmoins, leurs conditions de mise en œuvre rendent le recours à ces mécanismes difficilement envisageable dans le cadre de la gestion des crises.
D’abord, le mécanisme de l’expérimentation n’est, par essence, pas conçu dans le but de permettre aux collectivités territoriales d’adapter les normes en vigueur afin de tenir compte de contraintes générées par un contexte spécifique tel que celui d’une crise. À titre d’exemple, l’expérimentation du dispositif du Revenu de solidarité active (RSA), mise en place par la loi « TEPA » du 21 août 2007 [31], visait à évaluer l’efficacité d’un tel dispositif, notamment en termes de retour à l’emploi, avant de procéder à sa généralisation. Depuis l’entrée en vigueur de la loi organique du 19 avril 2021, « la raison d’être de l’expérimentation » est de vérifier que « des différences de situations sont de nature à justifier l’adoption et l’application d’une règle dérogatoire seulement dans certaines collectivités territoriales » [32]. La dimension expérimentale de cet outil est donc prépondérante [33]. La procédure d’expérimentation rend compte de cette logique en confiant au législateur ou, le cas échéant, au pouvoir réglementaire la capacité « de se prononcer librement sur l’opportunité d’une expérimentation » [34]. De nombreux mois sont en outre nécessaires à la mise en place d’une expérimentation [35], laquelle s’étend ensuite sur plusieurs années avant que le législateur ne se prononce sur son issue [36]. Ce mécanisme s’inscrit ainsi dans un temps long qui entre en contradiction avec le contexte d’urgence généralement associé aux périodes de crise.
Mais il convient surtout de relever que, de façon plus générale, l’ensemble des mécanismes de différenciation normative consacrés par la Constitution est soumis à une limite fondamentale qui résulte de l’impossibilité pour les collectivités territoriales de procéder à des adaptations normatives « lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti » [37]. Cette formulation, consacrée dans la Constitution et rappelée par le Conseil d’État [38], « n’impose pas une “simple” obligation de respecter d’autres principes constitutionnels […], mais exclut radicalement toute différenciation qui mettrait en cause ces conditions » [39]. Elle constitue un véritable verrou [40] à la mise en œuvre des mécanismes de différenciation normative en période de crise, puisqu’en raison de leur nature, les crises conduisent généralement les pouvoirs publics à prescrire des mesures restrictives des droits et libertés. Les états d’urgence sécuritaire et sanitaire en témoignent, dans la mesure où ils ont emporté une large limitation des droits et libertés tels que la liberté d’aller et venir [41]. De la même manière, la crise environnementale peut conduire le législateur et le pouvoir réglementaire à prendre des mesures restrictives du droit de propriété, ou encore de la liberté d’entreprendre. Dans un rapport d’information relatif à la différenciation, les députés Jean-René Cazeneuve et Arnaud Viala considèrent ainsi que, dans le cadre de la gestion de la crise environnementale, un projet d’expérimentation visant à « faciliter la réalisation de projets d’aménagement impactant des zones humides en permettant de déroger à l’obligation de compenser les dommages à l’environnement » [42] ne pourrait être mis en œuvre, dans la mesure où il mettrait en cause les conditions essentielles d’exercice du droit constitutionnel énoncé à l’article 3 de la Charte de l’environnement [43].
Les contraintes qui pèsent sur la mise en œuvre des mécanismes de différenciation territoriale prévus par la Constitution empêchent donc largement les collectivités territoriales de procéder à des adaptations normatives en temps de crise. Dans le cadre de son pouvoir de police administrative générale, le maire semble soumis à des contraintes similaires.
B. Les contraintes pesant sur les pouvoirs de police du maire en période de crise
En tant qu’autorité de police administrative, le maire possède des pouvoirs de police générale [44] qu’il exerce au nom de la commune et qui lui permettent notamment d’édicter des mesures de nature réglementaire adaptées aux besoins de sa commune. Il bénéficie donc, grâce à ce pouvoir normatif, d’un outil de différenciation territoriale.
Le pouvoir de police générale du maire peut le conduire à intervenir dans le cadre de la gestion des crises. L’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales l’habilite notamment à « prévenir, par des précautions convenables, et [à] faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, tels que les incendies, les inondations […] ou autres accidents naturels, les maladies épidémiques ou contagieuses […] » [45].
Ce pouvoir est cependant largement concurrencé par l’existence de nombreuses polices spéciales dont disposent les autorités de l’État. La crise sanitaire en constitue le parfait exemple, puisqu’elle a conduit à l’effacement du pouvoir de police administrative générale des maires derrière la « police administrative spéciale de l’urgence sanitaire » [46], attribuée au ministre chargé de la santé publique par l’article L. 3131-1 du code de la santé publique [47]. Dans la continuité de sa jurisprudence récente [48], le Conseil d’État a en effet rappelé, à l’occasion d’un recours exercé contre un arrêté édicté en avril 2020 par le maire de la commune de Sceaux, que cette police spéciale « fait obstacle, pendant la période où elle trouve à s’appliquer, à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire » [49]. Si le Conseil d’État précise à cet égard que le maire peut intervenir lorsque « des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable », c’est à la condition « de ne pas compromettre la cohérence et l’efficacité [des mesures] prises […] par les autorités compétentes de l’État » [50]. La rigueur de ces conditions et l’appréciation stricte qu’en fait le juge [51] empêchent ainsi l’intervention du maire au titre de son pouvoir de police générale. Cantonné à un rôle d’auxiliaire de l’État chargé d’assurer la bonne application sur le territoire communal des mesures prescrites par le Gouvernement [52], le maire est dépossédé de sa capacité d’adaptation normative en période de crise sanitaire [53].
Dans le cadre de la gestion de la crise environnementale, le pouvoir de police générale du maire s’efface également derrière les polices spéciales confiées aux autorités de l’État. Ainsi, le juge administratif considère qu’en matière de réglementation de la dissémination d’organismes génétiquement modifiés, la police spéciale confiée au ministre de l’agriculture par l’article L. 533-3 du code de l’environnement fait obstacle à l’intervention du maire sur le fondement de son pouvoir de police administrative générale [54]. Là encore, il en va de la « cohérence au niveau national des décisions prises » [55]. De la même façon, l’existence d’une police spéciale de la mise sur le marché, de la détention et de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques empêche le maire de recourir à son pouvoir de police générale pour édicter une règlementation en matière d’épandage de pesticides [56]. La capacité des maires à procéder à des adaptations normatives pour lutter contre la crise environnementale est donc, elle aussi, largement réduite.
Ces jurisprudences révèlent les contraintes qui pèsent sur la différenciation normative susceptible d’être mise en œuvre par les maires dans le cadre de la gestion des crises. L’incapacité des collectivités territoriales à édicter des mesures adaptées aux spécificités de leur territoire en période de crise fait ainsi de l’État l’unique acteur de la différenciation normative en période de crise. L’efficacité de son intervention semble néanmoins soumise à conditions.
II. Les conditions de l’efficacité de la différenciation normative mise en œuvre par l’État dans le cadre de la gestion des crises
La différenciation normative est, en règle générale, associée à la capacité pour les collectivités territoriales de procéder à l’adaptation des normes prescrites par l’État afin de tenir compte des spécificités de leur territoire [57]. Pourtant, ce dernier peut lui-même mettre en place des mesures différenciées [58]. L’efficacité des adaptations normatives auxquelles l’État procède dans le cadre de la gestion des crises est cependant largement remise en cause (A). Dans ce contexte, l’inadaptation des mesures prescrites rend le renforcement de la coopération entre l’État et les collectivités territoriales nécessaire (B).
A. La remise en cause de l’efficacité des adaptations normatives mises en place par l’État en période de crise
Les situations de crise conduisent à une forte centralisation de la prise de décision [59]. L’intervention de l’État apparaît en effet comme le gage de l’efficacité des mesures prescrites dans le cadre de la gestion des crises. En Italie, les défaillances de l’intervention des régions dans la lutte contre l’épidémie de covid-19 ont conduit l’État à reprendre la main sur un certain nombre de compétences en matière de santé [60]. De la même façon, en France, le dispositif de l’état d’urgence sanitaire organisé par les articles L. 3131-12 à L. 3131-20 du code de la santé publique a confié au Premier ministre la compétence de prescrire, par décret réglementaire, les mesures visant à lutter contre le coronavirus [61]. Entre le 23 mars 2020 et le 31 mai 2021, six décrets prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ont ainsi vu le jour [62]. Ils ont par ailleurs fait l’objet d’une cinquantaine de modifications.
Dans le cadre de la gestion des crises, l’État a régulièrement recours à la différenciation normative. À l’échelle nationale, le législateur et le pouvoir réglementaire procèdent à des adaptations normatives afin de tenir compte des contraintes qui pèsent sur certaines collectivités territoriales en raison de la crise. Les lois « montagne » [63] et « littoral » [64] des 9 janvier 1985 et 3 janvier 1986 ont notamment conduit le législateur à prendre en considération les conséquences particulières que le réchauffement climatique engendre sur ces territoires [65] et à édicter des règles spécifiques d’urbanisme visant à les protéger [66]. À titre d’exemple, le sixième alinéa de l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme dispose qu’« en dehors des espaces urbanisés, les constructions ou installations sont interdites sur une bande littorale de cent mètres à compter de la limite haute du rivage ». Par ailleurs, dans le cadre de la crise sanitaire débutée en 2020, le Président de la République n’a pas systématiquement déclaré l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire national [67]. Afin de tenir compte de la disparité de la reprise épidémique, il n’a été déclaré par le décret du 28 juillet 2021 que sur le territoire de la Guadeloupe, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin [68]. L’état d’urgence déclaré à compter du 17 octobre 2020 [69] n’avait par ailleurs été prorogé par la loi du 31 mai 2021 que « sur le seul territoire de la Guyane » [70].
L’efficacité des adaptations normatives auxquelles l’État procède dans le cadre de la gestion des crises est pourtant largement contestée. Contrairement aux élus locaux, le législateur et le pouvoir réglementaire ne bénéficient pas de la proximité nécessaire à l’identification des besoins et des contraintes qui pèsent sur les différentes collectivités territoriales [71]. En conséquent, certaines mesures prescrites en temps de crise se révèlent inadaptées. Dans le cadre de la crise sanitaire, de nombreux acteurs ont ainsi dénoncé l’incohérence des mesures prescrites par le Gouvernement au regard de la situation dans laquelle certaines collectivités territoriales se trouvaient. Ce fut particulièrement le cas dans les départements et régions d’outre-mer [72]. Si, en dépit du principe de subsidiarité [73], la centralisation de la prise de décision peut sembler nécessaire à la gestion des crises, l’efficacité de l’intervention de l’État suppose l’instauration d’un dialogue avec les collectivités territoriales. De nombreux élus locaux considèrent pourtant ne pas être suffisamment associés à la gestion des crises. L’Association des maires de France a notamment reproché au gouvernement d’avoir regardé les collectivités territoriales comme de simples « sous-traitants » [74] durant la crise sanitaire. Le renforcement de la coordination entre l’État et les collectivités territoriales en période de crise semble, dès lors, nécessaire.
B. Le renforcement de la coordination entre l’État et les collectivités territoriales en période de crise
Les évolutions législatives récentes semblent aller dans le sens d’un approfondissement du dialogue entre l’État et les collectivités territoriales. Sous l’impulsion du Sénat, la loi du 21 février 2022 [75] précédemment citée a permis l’insertion dans le code général des collectivités territoriales d’une nouvelle disposition visant à permettre aux conseils départementaux de « présenter des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions législatives ou réglementaires, en vigueur ou en cours d’élaboration, concernant les compétences, l’organisation et le fonctionnement d’un, de plusieurs ou de l’ensemble des départements » [76]. Ce premier pas en avant témoigne de la volonté de repenser la relation entre l’État et les collectivités territoriales et de renforcer leur coordination.
Le préfet pourrait par ailleurs constituer le pilier de cette coordination. Au niveau déconcentré, il veille principalement à l’exécution des mesures prescrites par le gouvernement ainsi qu’à la légalité des actes des collectivités territoriales [77]. Mais le renforcement récent de ses attributions en matière de différenciation normative conduit à s’interroger sur le rôle que cet acteur pourrait jouer en la matière dans le cadre des crises. À la suite d’une expérimentation conduite pendant deux ans [78], le décret nº 2020-412 du 8 avril 2020 est venu pérenniser l’existence d’un droit de dérogation reconnu au préfet qui lui permet de prendre, dans certaines matières, des décisions dérogeant à la réglementation pour tenir compte des « circonstances locales » [79]. La portée de ce dispositif doit être relativisée car, dans la mesure où il autorise le préfet à prendre des « décisions non réglementaires » [80], ce droit de dérogation « ne s’exerce qu’à l’occasion de l’instruction d’une demande individuelle, et ce dans une démarche casuistique » [81]. Il permet néanmoins de mettre en lumière la capacité de cette autorité déconcentrée de l’État à mesurer de façon très concrète les besoins et les contraintes qui pèsent sur les collectivités territoriales. Le préfet apparaît comme l’acteur le plus à même d’instaurer un dialogue régulier entre l’État et les collectivités territoriales et, par conséquent, d’assurer la cohérence des adaptations normatives mises en œuvre par le législateur et le pouvoir réglementaire.
Le renforcement du rôle du préfet dans la coordination entre l’État et les collectivités territoriales en période de crise pourrait ainsi permettre l’instauration d’une voie moyenne entre une gestion territorialisée des crises, qui mettrait en danger le principe d’égalité et le respect des droits et libertés, et leur gestion centralisée, qui serait inadaptée aux besoins des collectivités territoriales. Comme le relèvent ainsi Nathalie Devèze et François Rangeon,
[Le raffermissement] du partenariat entre le maire et le préfet est sans doute la condition à la fois d’une meilleure effectivité des politiques gouvernementales et de l’amorce d’une plus grande autonomie des collectivités locales dans le cadre d’une association entre décentralisation et déconcentration [82].